Je préférerais, bien sûr, que Leonard Cohen ou Pavement ou Bruce Springsteen occupent le haut du palmarès des artistes que j’ai vus en concert le plus souvent dans ma vie, mais ça ne change rien à la réalité: The Planet Smashers est le groupe que j’ai vu en concert le plus souvent. Vingt, vingt-cinq fois peut-être. Au défunt Café du Palais, surtout, qui à chaque début de session s’emplissait invariablement de cégépiens venus se réchauffer au soleil des hymnes au surf et à la fête du plus important groupe ska canadien. Super Orgy Porno Party serait le seul plan de cours auquel nous serions fidèles dans les mois à venir et le chanteur Matt Collyer bénissait nos triviales ambitions de son inaltérable sourire d’autiste fonctionnel (Matt Collyer est au sourire ce que le regretté Pat Burns était à la baboune).
Je l’écris les joues empourprées, parce qu’un passé d’amateur de ska est devenu, pour une raison qui m’échappe, cette chose ringarde qu’il faut avouer en surjouant la honte, sur un ton au moins un peu repentant: j’ai abusivement écouté les Planet Smashers au secondaire et au cégep.
Aveu: j’ai bizarrement beaucoup pensé aux Planet Smashers pendant la crise étudiante. Bizarrement, parce que les chansons des Planet Smashers s’abreuvent à la même sulfureuse rage contre la machine que celles d’Arthur L’aventurier.
À l’école L’Escale d’Asbestos, où j’ai traversé cette période de confusion et de difformité que les endocrinologues appellent adolescence, tout le monde aimait le ska: les poteux, les sportifs, les rats de bibli, les rappeurs, les belles filles, les moins belles filles, etc. Même les professeurs, qui préféraient de loin que les animateurs de la radio étudiante fassent résonner dans la polyvalente les exhortations à s’abandonner au party de Collyer que les hurlements désespérés de Slipknot.
Souvenir: Vincent sort du mosh pit au Vans Warped Tour (festival itinérant de punk/ska qui s’arrête chaque année au parc Jean-Drapeau à Montréal), essoufflé comme au terme d’un marathon. Derrière lui, la foule de skankeux s’agite toujours au son des Smashers. Plié en deux devant moi, les mains appuyées sur les genoux, Vincent crache du sable – l’air devant la scène est saturé de sable – avant de s’essuyer le visage avec le bord de son t-shirt de Mad Caddies. Je lui tends ma bouteille d’eau. Il la vide d’un seul long trait. Nous avons 16 ans. Le soleil brûle le dos de mon t-shirt de Subb.
Vincent, à qui je n’ai pas parlé depuis des années, est aujourd’hui policier et c’est sans doute pour cette raison que les chansons des Planet Smashers rejouaient en boucle dans le juke-box de ma caboche pendant la crise étudiante. Vincent avait-il été appelé à mater des manifs? Écoutait-il parfois du ska dans sa voiture de patrouille? Décrivait-il les étudiants en empruntant au vomitif vocabulaire de Matricule 728? Tant de lancinantes questions un peu ridicules que se posait parfois le nostalgique d’une époque où une chanson des Planet Smashers suffisait à réconcilier les mondes éloignés auxquels appartenaient un sportif (lui) et un rat de bibli (moi).
Nostalgique qui, ce 8 décembre, cherchera dans la foule du Woodstock Bar son vieux chum Vincent. The Forbidden Beats et Les Conards à l’orange précéderont dès 21h The Planet Smashers sur scène.