Le bureau de travail en mélamine blanche qui trône au milieu du Centre Anne-Hébert de l’Université de Sherbrooke, sous du papier bulle, ressemble à tous les bureaux de travail en mélamine blanche du monde; on pourrait aller en acheter un pareil, vous et moi, ensemble cet après-midi chez Brault & Martineau. C’est pourtant sur cette surface banale, presque vulgaire, qu’Anne Hébert a échafaudé une partie d’une des œuvres les plus importantes de la littérature québécoise. Juste à côté sont alignés sur les rayons des livres rapportés en 1998 de Paris, où elle venait de passer les 32 dernières années – sa bibliothèque personnelle. Le lecteur des Enfants du sabbat ne sera pas surpris que ces étagères recèlent d’étranges ouvrages sur la sorcellerie, une des obsessions de l’écrivaine. Christiane Bisson, documentaliste au Centre qui fait office de salle de travail de facto pour les étudiants de la Faculté des lettres et sciences humaines, m’entraîne dans un local attenant, où repose dans une boîte en carton la toute petite machine à écrire d’Anne Hébert. Je grimpe sur la pointe des pieds pour poser les yeux sur la relique. Devrais-je me signer, dire une prière, hurler à pleins poumons «J’ai mon cœur au poing. / Comme un faucon aveugle.»?
Le prétexte de mon pèlerinage: les Presses de l’Université de Montréal viennent tout juste de faire paraître le premier tome des Œuvres complètes d’Anne Hébert, grand chantier dirigé par la professeure de littérature de l’UdeS Nathalie Watteyne et auquel ont collaboré plusieurs chercheurs d’ici, comme Patricia Godbout. Les documents personnels – manuscrits, tapuscrits, lettres – que l’auteure de Kamouraska a cédés à l’institution ont bien sûr été mis à profit et longuement compulsés (un travail de moine, me dit madame Godbout) afin d’éclairer l’œuvre poétique de l’écrivaine réunie dans ce premier tome (il y en aura cinq en tout), que je feuillette assis à une table parmi les étudiants voûtés sur leurs devoirs.
Je note dans mon téléphone cette anecdote complètement farfelue au sujet d’un des poèmes les plus forts de l’œuvre, Naissance du pain: Anne Hébert aurait d’abord ébauché ce texte pour répondre à une commande de la Revue des boulangers et meuniers du Canada, qui l’aurait publié parmi des recettes (imaginez un poème d’Hélène Monette dans la revue Qu’est-ce qui mijote de Kraft). «J’aurais sans doute préféré que le prétexte de ce poème ne soit pas commercial et publicitaire! Mais, pour le moment, le côté cachet a une extrême importance pour moi», confie-t-elle dans une lettre à Roger Lemelin, qui l’avait recommandée à l’association de boulangers.
«Je crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie», écrit Anne Hébert en 1960 dans la préface de Mystère de la parole; c’est la dernière phrase que je lis avant de refermer le bouquin lourd comme le bottin et de descendre au sous-sol de la FLSH, à la cafétéria, mon exemplaire de poche des poèmes de la grande dame frêle en main. Je bois quelques gorgées d’un café infect, puis souligne ces mots dans mon livre que je dépose à côté de la tête couchée sur une table d’une étudiante visiblement sous le coup d’une monumentale gueule de bois: «Et nous allons dormir, créatures lourdes, marquées de fête et d’ivresse que l’aube surprend, tout debout en travers du monde.»