Je t’épargne les détails, cher lecteur (ce serait long). Disons simplement que j’étais un brin débiné dimanche soir. Joyeux comme une visite chez le dentiste, les mêmes vieilles angoisses comme un disque-rengaine entre les deux oreilles. Pas envie que résonne dans mon salon le grand rire consensuel de Tout le monde en parle. Vraiment pas envie de laisser passivement Agnès Maltais tenter de me faire avaler ses couleuvres. (Étrangler les pauvres, c’est les aider? Come on, madame!) Alors j’ai fait ce que mon père m’a toujours dit de faire quand les nuages noirs menacent d’éclater: j’ai marché, marché, marché sous la douce lumière des lampadaires. Marché, marché, marché… jusqu’au Boquébière où tous les dimanches s’affrontent les improvisateurs de l’Abordage, qui célèbre cette saison son 20e anniversaire (la ligue tenait d’ailleurs, pour marquer le coup, un tournoi tout le week-end à l’Hôtellerie Jardins de ville).
Trois dollars et un tampon sur la main plus tard, j’accostais avec mon vieux chum la mélancolie au comptoir. «C’est rare qu’on te voit à l’impro», me lance la toujours joviale barmaid Christine. Si tu veux tout savoir, Christine, la dernière fois que j’ai assisté à une partie d’impro, l’Abordage était domicilié au (regretté) Café du Palais. Je m’y étais pointé pour draguer la sœur du DJ, puis avais passé la fin de soirée à débattre de la qualité des premiers albums d’AC/DC avec monsieur plutôt qu’à faire les yeux doux à mademoiselle (ma vie sentimentale est toute contenue dans cette phrase). «Il y a toujours autant de monde?» que je demande, impressionné, à Édith, barmaid au sourire apaisant, en désignant du regard la centaine de spectateurs réunis. «C’est rien ça, y a parfois quatre fois plus de gens», me répond-elle.
Verdict du gars débiné: l’Abordage, c’est un câble à «booster» pour le moral à terre. Je ne me souvenais pas de la soufflante quantité de belles absurdités qui peuvent fuser pendant ces affrontements disputés sous le signe de la camaraderie (tous les joueurs seraient de sérieux candidats au trophée Lady Byng s’ils évoluaient dans la LNH). Il fallait voir Alex Simoneau, électrique membre du temple de la renommée de l’Abordage, qui arbitrait et supervisait exceptionnellement ce match hors concours mettant aux prises les Bleus et une équipe d’étoiles, pousser dans leurs derniers retranchements ses cadets en larguant sur leurs têtes des thèmes et des catégories franchement pas possibles. Il faut être un as déconneur pour savoir se dépêtrer avec une impro chantée dont l’équipe adverse a malicieusement inventé le titre (exemple glané dimanche: Je te vois dans les pulpes de mon jus). Il faut posséder une connaissance aiguisée, limite encyclopédique, de la culture pop, de ses clichés et de ses codes pour imaginer sur-le-champ une comédie musicale, à la manière de «Crotte Plamondon», pendant 20 longues minutes. Que la génération Y ait été biberonnée davantage par la télévision et les jeux vidéo que par ses parents a peut-être ses bons côtés, à bien y penser.
Alors, lecteur, si ton dimanche pue la mélancolie, si tu penses déjà à l’excuse que tu invoqueras lundi matin pour arriver en retard au bureau, tourne le dos à Guy A – sérieux, fuck Guy A –, mets tes bottes et marche jusqu’à l’Abordage.