Du haut de la King

La chronique que je n’ai pas écrite

La scène se déroule dans une des chambres du Grand Times Hôtel, où je me trouve avec une fille afin de tester une de ces idées de chroniques saugrenues avec lesquelles vous êtes familiers si vous avez suivi mes aventures ici. En gros, je m’étais figuré qu’il serait amusant de raconter mon séjour dans un hôtel ayant pignon sur rue à quelques encablures de chez moi et devant lequel je passe presque tous les jours.

Cette chronique, je ne l’ai pas écrite, pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait rien de très enlevant à raconter: mademoiselle et moi avons passé la soirée au lit à boire de la champagnette et à manger de la poutine au bacon, s’avisant parfois de faire remarquer à l’autre à quel point le Lac des Nations, c’est pas laid, surtout depuis le duveteux confort du dernier étage d’un hôtel grand luxe. J’avais donc relégué le projet aux oubliettes des fausses bonnes idées jusqu’à ce que tombe il y a quelques semaines la nouvelle: Voir Estrie ne sera plus cette chose qui tache les doigts que vous tenez peut-être présentement entre vos mains. Une nouvelle propice au bilan et à la souvenance qui allait faire refluer à ma mémoire une conversation que nous avons eue ce soir-là. «Où est-ce que tu te vois plus tard?», m’avait demandé la fille. «Juste ici», lui avais-je répondu, et si je parlais au moins un peu de ses bras à elle, je parlais aussi beaucoup de l’Estrie, de Sherbrooke et de mon boulot de journaliste culturel. Pour la première fois, j’avouais à quelqu’un, mais surtout à moi-même, que ce ne serait pas si mal de faire ma vie à Sherbrooke. Si je peux me permettre un tel aveu, c’est beaucoup grâce à Voir Estrie, ce journal avec lequel j’apprends depuis six ans à être curieux. Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que c’est quand on est curieux que l’on apprend à aimer les choses qui nous entourent.

En relisant quelques-unes de ces chroniques rédigées depuis l’été dernier, je réalise à quel point j’ai beaucoup parlé de ma vie intime (Oops, I did it again) et du plaisir de discuter entre amis des disques, des livres et des spectacles qui traversent nos vies. Et c’est pour cette raison que je persiste à croire que le journalisme culturel que l’on dit en péril survivra: comme un ami, le journalisme culturel permet d’amorcer en amont et de poursuivre en aval une conversation autour d’un disque, d’un livre ou d’un spectacle. Pour le meilleur (surtout) et (rarement) pour le pire, c’est d’abord à travers ce filtre que se fraient un passage, depuis l’époque où je courais entre l’école et la maison pour ne pas manquer les premières secondes du Cimetière des CD, les œuvres avec lesquelles je passe du temps. À 27 ans, je commence encore ma journée en lisant 58 sites Web spécialisés, en achetant toujours 22 magazines par mois et en lisant toujours avidement bon nombre de mes amis collègues.

Je ne m’apitoierai donc pas sur le sort de la version papier de Voir Estrie – c’est une autre chronique que je n’écrirai pas – de peur de sonner comme mon grand-père qui, sous l’emprise d’une profonde incapacité à embrasser le changement, a préféré jusqu’à sur son lit de mort la bouteille de ketchup en vitre à celle en plastique.

Nous nous retrouverons, je l’espère, au voir.ca qui continuera d’assurer une vigie de l’actualité culturelle estrienne. J’espère surtout que nous nous croiserons bientôt dans une salle de spectacles. Au moment de vous écrire pour une dernière fois du haut de la King, ce n’est pas l’immortelle Je suis venu te dire que je m’en vais de Gainsbarre qui joue en boucle dans le juke-box de ma tête, mais plutôt une chanson oubliée qui tournait justement à MusiquePlus à l’époque où je buvais chacune des paroles de Claude Rajotte. Une chanson qui disait un brin maladroitement, mais avec toute la sincérité du monde quelque chose comme: «Tant que la musique sera bonne, je resterai là.»