Ne vous fiez pas au titre

L’espoir d’un vieil homme

Bienvenue à Coal’s Land, dans le Vermont. C’est un village de 1,6 kilomètre carré situé sur la route 100, entre Moretown et Waitsfield. Il s’étend sur une rue bordée de quelques maisons bucoliques et de petits commerces charmants. On y trouve une bibliothèque, un parc pour enfants, une grande église et une taverne, le tout aboutissant à une ancienne mine de charbon à ciel ouvert. À l’entrée de la municipalité, on voit une vieille station-service, un club vidéo et l’attrait touristique principal de Coal’s Land: un sublime verger d’une cinquantaine de pommiers. Ce village pittoresque se distingue des autres par le fait qu’on y compte qu’un seul et unique habitant.

Joseph Dunston, 64 ans.

Il y a 30 ans, la mine de Coal’s Land fermait, présageant un taux de chômage accablant. Les employés n’eurent d’autre choix que de quitter un par un le village avec leur famille, en quête de travail. Joseph, trop attaché à sa communauté, avait tenté sans succès d’inciter les autres habitants de rester, convaincu qu’ils pourraient se refaire économiquement grâce à la pomiculture, avec son petit verger. Mais son optimisme, ou plutôt son acharnement désespéré à sauver son village déjà fantôme, avait fait fuir tout le monde. Il s’y retrouva seul avec sa femme Martha, qui décéda deux ans plus tard.

Voici Tom Ferrera, un journaliste de 35 ans qui n’a jamais réussi en journalisme. Personne ne l’engage ou ne lit ses articles. On lui dit qu’il ne pose pas les bonnes questions, qu’il n’est pas assez objectif, et que ses sujets manquent de sensationnalisme. Il a toujours rêvé d’être un grand écrivain. Mais avec ses économies qui commencent déjà à se vider, et sa femme Barbara qui donnera bientôt naissance à leur premier enfant… il est sur le point de perdre espoir.

Un après-midi du mois d’août, Tom prend la route 100 pour aller visiter et interviewer un groupe de vieux marins pratiquant d’anciennes méthodes de pêche, au bord du fleuve Mad River. Ce n’est pas très intéressant, mais… Tom se dit qu’il pimentera le sujet avec des questions profondes. Sur le chemin, il aperçoit un panneau indiquant «Coal’s Land, population 1». Il ralentit… «Un seul habitant!» s’étonne-t-il. Tom oublie un instant la pêche à l’ancienne et décide de s’y arrêter, sentant qu’il a enfin mis la main sur une bonne histoire. Il se stationne devant la clôture du verger, où deux jeunes familles sont en train de déguster des échantillons à la cuillère en discutant avec un vieil homme maigre, souriant de ses quelques dents. Tom débarque de la voiture et s’approche de l’homme avec intérêt.

— C’est vous, l’habitant de Coal’s Land?

— Ouais, monsieur, c’est moi l’habitant! répond l’homme dans un rire habitué. Désolé, on ne vend plus d’essence ici, la prochaine station-service est à Waitsfield.

— Vous vous sentez pas trop seul ici?

— Bah, vous savez… dit-il, en désignant les familles devant son kiosque. J’ai de la compagnie. Et y en a beaucoup qui arrêtent pour…

— Comment vous vous appelez?

— Joseph Dunston, mais…

Tom agrippe sa main pour la serrer vigoureusement:

— Enchanté! Je suis Tom Ferrera, journaliste! Pourrais-je faire une petite entrevue avec vous? J’aimerais faire un papier sur votre histoire et celle de votre ville. Vous avez quel âge?

Le vieil homme, flatté, propose au journaliste d’aller stationner sa voiture à la taverne en attendant qu’il finisse de servir les clients. La nuit tombée, Joseph rejoint Tom dans la magnifique taverne de Coal’s Land. Il sert un verre de whisky à son visiteur et répond à ses questions. Ce soir-là, les deux hommes se lient d’amitié. Tom s’émerveille à chaque détail qu’il apprend du quotidien de Joseph, qui s’en réjouit; il n’a pas été le centre de l’attention depuis la mort de sa femme. Il lui raconte toute l’histoire de la mine. Depuis qu’elle a été condamnée, il est devenu trop risqué de la visiter. C’est pourquoi il entretient affectueusement le reste du village et son verger, qui s’est agrandi, et embellit. Chaque semaine, des voyageurs par trentaines s’arrêtent au village, pensant faire le plein d’essence, pour finalement être attirés par les délicieux produits aux pommes faits maison par Joseph. Les habitués font même des détours chaque mois pour venir s’y procurer des pots de compote Martha’s Lips (en mémoire de sa femme) à 5$. Pour 10$, on peut faire un tour du verger sur un wagon, structure que Joseph a aménagée en réutilisant les rails de la mine. Cette attraction est un vrai bonheur pour les tout-petits. Il mentionne aussi fièrement son club vidéo contenant 51 cassettes VHS, ses propres films (Joseph est aussi un cinéaste amateur), confiant à la blague que même s’il en parlait sans cesse, personne n’y avait jamais fait de location. Il s’estime chanceux que les produits du verger se vendent aussi bien, et ce, même en hiver, car il les empote d’avance en automne. C’est sa manière à lui de rester jeune tout en faisant vivre son village, dont il est le maire. Joseph paie ses taxes à lui-même chaque année.

Il garde toujours espoir que quelqu’un tombera assez en amour avec sa ville pour souhaiter venir s’y installer.

Tom s’émeut devant la simplicité du bonhomme, si bien qu’il lui fait l’offre de sa vie. Il aiderait Joseph avec le verger en emménageant ici. Il cherchait justement un endroit tranquille pour écrire son roman. Après son article, il reviendrait avec Barbara et le bébé. Ensemble, ils rebâtiraient Coal’s Town! «On ouvrirait une banque! Il n’y en a pas de banque ici, non?» lança Tom, euphorique. Le vieillard rit jusqu’aux larmes, ça fait longtemps qu’il n’a pas ri ainsi. Il est touché. Les deux hommes boivent et discutent sans voir le temps passer. C’est aux petites heures du matin que Joseph invite Tom à dormir dans l’ancienne demeure de sa tante Margaret, maison qu’il avait tenue propre pendant 30 ans, justement en cas de visite.

Trois semaines plus tard.

Alors que Joseph faisait le classement hebdomadaire des films de son club vidéo, un homme entre dans son commerce.

— Bonjour, désolé, y a plus d’essence ici, m’sieur, lance Joseph, par habitude.

— Bonjour, monsieur Dunston? Carl Moresby, du Service de Police de Moretown. En fait, je viens pour lancer un avis de recherche. Cet homme est-il venu dans votre village? demande l’officier en montrant une photo de Tom au vieil homme.

— Bien sûr que oui, Tom! Quel gentil jeune homme! Il est passé ici il y a quelques semaines pour faire un article sur moi, puis il est reparti, sans dire au revoir… Mais pourquoi? Il est disparu? C’est pas vrai, pauvre Tom! En plus, il attendait un bébé avec sa femme! C’est déplorable, j’espère qu’on va le retrouver…

— Sa femme dit qu’il était en route vers Waitsfield, est-ce que vous avez vu par quel chemin il est reparti?

Joseph, écoutant à moitié, manipule une vieille caméra VHS de laquelle il retire une cassette et la met dans un boîtier noir, comme toutes les autres de sa collection.

— Non, désolé… Mais sûrement vers Waitsfield, j’imagine, c’est par là qu’il s’en allait, non?

Le policier le regarde, intrigué:

— Vous faites des films?

Joseph lui répond dans un sourire gras:

— Oui, je m’amuse à temps perdu, j’ai toujours voulu faire du cinéma. Vous en voulez un avant de partir? Je suis prêt à vous le vendre pour le prix d’une location.

Le policier, sur son départ, décline son offre avec indifférence: 

— Non merci, de toute façon, je n’ai plus de lecteur VHS depuis longtemps. Allez, bon après-midi, monsieur Dunston.

— Au r’voir, monsieur l’agent, bonne chance!

 

On ne connaîtra jamais le sort de Tom Ferrera, et pourtant.

Si seulement quelqu’un avait bien voulu louer le dernier film de Joseph…