Prise de tête

Vous êtes filmés. Souriez-vous?

Ces temps-ci, si vous ouvrez un journal, écoutez la radio ou regardez la télévision, il y a de fortes chances qu’on vous parlera de surveillance. En voici quelques récents exemples.

Au moment où j’écris, un scandale vient d’éclater dans lequel le gouvernement du Royaume-Uni est accusé d’avoir espionné des délégations étrangères durant le sommet du G20 qui s’est tenu à Londres en 2009.

Par ailleurs, un fonctionnaire américain appelé Edward Snowden s’est exilé à Hong Kong après avoir dévoilé au monde entier l’existence d’un tentaculaire mégasystème de surveillance internationale et nationale basé aux États-Unis et opéré par le gouvernement américain, la National Security Agency (NSA).

On connaissait depuis longtemps le programme de surveillance appelé Échelon qui avait été mis en place après la Seconde Guerre mondiale: Snowden soutient que ce n’était rien à côté de ce qu’accomplit aujourd’hui la NSA. Nos communications sont en effet épiées, entreposées et analysées (des fournisseurs de téléphonie mobile et d’accès à Internet jouant un rôle dans tout cela) à l’aide de techniques souvent nouvelles d’une redoutable efficacité et permettent d’extraire de précieuses informations de ce qu’on appelle désormais des «big datas», expression qui désigne des données d’une importance quantitative inimaginable. Et cette tendance ne pourra bien entendu que s’accentuer.

Voilà qui évoque Big Brother et Léviathan. La plupart d’entre nous déploreront ces pratiques et ne pourront les accepter que si un puissant et convaincant argumentaire est produit. Faute de quoi, nous tendrons à voir en elles une forme de plus de ce «Panopticon», cette prison permettant aux gardiens de constamment voir les détenus et dont Michel Foucault donnait comme métaphore du pouvoir qui nous enferme pour nous surveiller et éventuellement nous punir.

Mais pensez à la présence, semble-t-il chez nous très répandue, de la mafia et de la criminalité dans certaines de nos villes. Beaucoup, je pense, soutiendraient que, cette fois, on a péché, non par excès, mais bien par manque de contrôle et de surveillance et qu’il aurait été souhaitable que des mécanismes aient été en place pour décourager les criminels.

Un argumentaire semblable peut raisonnablement être avancé en ce qui a trait à l’évasion fiscale ou au financement par prête-noms des partis politiques: les mécanismes de surveillance, ici, étaient insuffisants.

Nous voici donc devant une sorte de petite énigme: quand, exactement, et pour quelles raisons, des mécanismes de contrôle et de surveillance sont-ils légitimes?

Considérez quelques cas exemplaires pour alimenter votre réflexion.

Pour commencer, celui des examens et autres épreuves que passent en ce moment des tas d’étudiants qui sont, justement, surveillés parfois par des moyens puissants et nouveaux (blocage d’accès au net, logiciel de détection de plagiaires, etc.).

Ensuite, celui des employeurs surveillant leurs employés (feuilles de temps, seuils de performance, etc.) et, inversement, celui de leurs employés invités à surveiller et à dénoncer leur employeur pour usages illégaux de logiciels sur leurs ordinateurs.

Pensez encore à ces caméras sur les autoroutes grâce auxquelles vous recevrez peut-être une contravention par la poste; à ces parents utilisant le cellulaire pour surveiller leur progéniture; et, bien entendu, à l’État surveillant ses citoyens, pas assez selon les uns, ou trop selon les autres.

Tous ces cas sont bien entendu dissemblables et il n’y a pas plus de réponse unique que de réponse simple à ma petite énigme qui n’est pas si petite que ça en réalité puisqu’elle en cache une grande, celle de la légitimité du pouvoir.

Mais je risquerais néanmoins quelques généralités.

Pour commencer, je remarque qu’on justifie parfois la surveillance en invoquant les conséquences que pourrait avoir la non-surveillance. Faute de surveillance, des étudiants tricheraient, des terroristes passeraient aux actes, des enfants ne respecteraient pas leur couvre-feu, des contribuables fuiraient dans les paradis fiscaux.

Or, il me semble que cette réponse, si commode pour les pouvoirs, est bien décevante. Elle me remet d’abord en mémoire l’avertissement de Benjamin Franklin: «Ceux qui sont prêts à abandonner une liberté fondamentale pour obtenir temporairement un peu de sécurité, ne méritent ni la liberté ni la sécurité».

Je ne suis pas non plus certain qu’elle est si souvent fondée et ce ne devrait être qu’en dernier recours et par pis-aller que l’on devrait utiliser ces moyens de surveillance et de coercition.

Et puis cette réponse nous indique surtout un profond malaise des institutions concernées: dans un monde plus sain, c’est parce qu’on les jugerait morales et justes que l’on adopterait certaines pratiques, et non par peur des conséquences qu’il y aurait à y déroger. Dans ce monde, les étudiants, généralement, auraient du plaisir à étudier et tricher ne leur viendrait même pas à l’esprit; les citoyens, de même, paieraient volontiers un impôt auquel ils consentiraient; les travailleurs auraient plaisir à accomplir des tâches socialement utiles; et ainsi de suite.

Une dernière remarque que je pense élémentaire, mais aussi importante: dans une véritable démocratie, quand des modalités de contrôle et de surveillance seraient mises en œuvre, on les voudrait, avant de les déclarer légitimes, publiquement affirmées, connues, consenties, impartiales et d’application universelle.

Et c’est précisément là que nombre des pratiques précédentes ratent ce test de légitimité. Ce qui nous invite à penser qu’en ce qui concerne des choses aussi fondamentales que la surveillance des citoyens et les processus de décision de politiques publiques relatifs notamment à l’octroi de contrats ou à la fiscalité, dans les pays concernés, à proportion que ces pratiques sont secrètes, méconnues, partiales et d’application limitée, les citoyens ne vivent plus, en aucun sens substantiel de ce terme, en démocratie.