Prise de tête

Philosophie pour enfants

Les partisans de la philosophie pour enfants ont reçu une bonne nouvelle ces jours-ci, en provenance de Durham (Angleterre).

Mais avant de la dire, il faut sans doute que je vous rappelle un peu ce que c’est, cette philosophie pour enfants.

Une idée de Matthew Lipman

Matthew Lipman (1922-2010) est un philosophe américain. Professeur d’université, il se désole de la pauvreté de la pensée critique et des capacités argumentatives de ses étudiant.es. Lui vient alors l’idée que tout cela s’apprend et qu’il vaudrait sans doute mieux commencer tôt, dès la maternelle. Pourquoi pas?

Il quitte donc son poste et fonde en 1974 l’Institute for the Advancement of Philosophy for Children (La philosophy for children est couramment désignée comme la P4C).

Généralement, deux arguments sont d’emblée soulevés contre un tel projet.

Le premier est théorique. On dira que les jeunes enfants n’ont pas les capacités intellectuelles nécessaires pour faire de la philosophie. On pourra invoquer à ce propos les travaux de Jean Piaget, qui suggèrent que le stade formel, nécessaire pour philosopher, n’est atteint que vers 11 ou 12 ans. Et on conclura en disant que ce n’est donc pas un hasard si la philosophie, depuis toujours et partout, n’est abordée qu’à l’adolescence.

Le deuxième argument est plus pratique. Admettons que la P4C soit possible. On dira alors que le curriculum est déjà à ce point chargé à l’école primaire ou secondaire qu’on peine à le couvrir: il serait donc bien mal avisé d’ajouter une autre discipline. D’autant qu’il faudrait imaginer une manière de procéder pour faire de la P4C et préparer un personnel qualifié pour accomplir cette tâche.

Il existe pourtant des réponses à donner à ces arguments.

Je ne peux les détailler ici, mais disons simplement que Piaget semble avoir sous-estimé les capacités des enfants et que chacun de nous, pour lui-même, et chaque parent, pour ses enfants, peut d’ailleurs témoigner de cas où un véritable questionnement philosophique a été soulevé par un enfant. Enfin, si, loin de surcharger le curriculum, la philosophie pour enfants facilitait le travail des enseignant.es en ayant des effets bénéfiques sur les apprentissages dans les autres matières?

Le pari de Lipman est que les enfants sont capables de soulever des questions philosophiques et d’en discuter, surtout si cela est fait dans un cadre facilitateur. Il a donc imaginé des manières de faire de la philosophie avec les enfants en classe, produit du matériel pour ce faire (son premier roman philosophique destiné à l’enseignement de la philosophie aux enfants s’intitule Harry Stottlemeier’s Discovery) et formé des maîtres à la pratique de la P4C.

Aujourd’hui, la P4C est de plus en plus pratiquée, mais les données varient évidemment d’un pays à l’autre. La quantité de matériel pédagogique a explosé. De nombreux écrits sont consacrés à la P4C, notamment dans des revues spécialisées qui lui sont consacrées. Au Québec, Michel Sasseville, de l’Université Laval, s’en est fait le champion.

Comment procède-t-on?

La classe se transforme en «communauté de recherche» et celle-ci, à partir d’un stimulus – ce peut être un objet pour les plus petits, un passage d’un texte tiré d’un des romans que Lipman a écrits pour eux pour les grands –, décide de la question qu’elle abordera et en discute.

Cette discussion est soumise à des règles qui demandent par exemple qu’on écoute autrui, qu’on ne se moque de personne, qu’on laisse chacun finir ses phrases et qu’on prenne sérieusement en compte ce que tout participant à la communauté de recherche a avancé. L’enseignant est pour cette communauté un facilitateur: il pourra, au besoin, lui fournir des informations, intervenir pour encourager certains participants à prendre la parole ou pour assurer que la démarche reste équitable et juste pour tous.

Lipman pense qu’on favorise ainsi des habitudes de pensée qui facilitent le jugement parce qu’elles ont recours à des critères, sont autocorrectrices et sensibles au contexte dans lequel la pensée s’exerce. On devine que si c’est le cas, cela pourrait être bénéfique dans les autres disciplines scolaires et peut-être aussi sur d’autres plans.

Ces objectifs sont-ils atteints?

Sans tenir pour insignifiants les témoignages et les anecdotes, j’ai pour principe, en éducation, de réclamer aussi des données probantes quand il en est et d’en tenir le plus grand compte. C’est ce que je fais avec la P4C. Que dit la recherche, donc?

Une synthèse de recherche publiée en 2004 concluait à des effets positifs dans de nombreux pays, au primaire et au secondaire. Avec prudence, les auteurs écrivaient: «De nombreuses données suggèrent que, sous certaines conditions, les enfants tirent de la P4C des avantages importants et mesurables tant sur le plan académique que sur le plan social.»

La récente bonne nouvelle? L’Université Durham a suivi durant un an quelque 3000 enfants de 9 et 10 ans de 48 écoles qui faisaient en moyenne une heure de P4C par semaine. Et les résultats sont encourageants.

On évoque en particulier une belle amélioration (mesurée) en langue et en maths, et les effets les plus grands seraient même ceux qu’on observe chez les élèves provenant de milieux défavorisés. Un test d’habiletés cognitives a été soumis, mais l’impact de la P4C a ici été moindre, surtout chez les élèves de milieux défavorisés, ce qui pose une énigme aux chercheurs.

Des effets positifs sont aussi rapportés par les enseignants et par les élèves en ce qui a trait à la prise de parole avec confiance, l’estime de soi et la qualité de l’écoute.

Coût de l’opération – formation des enseignant.es, achats de matériel, notamment? Dans une école de 240 élèves, il a été d’un peu moins de 32$ par élève. Rappelons qu’en 2010-2011, la dépense globale par élève québécois pour les commissions scolaires était de 12 098$.

Affaire à suivre, donc…

Pour en savoir plus, le rapport est disponible ici.