Une fille nue nage dans la mer
Un homme barbu marche sur l’eau
Où est la merveille des merveilles
Le miracle annoncé plus haut?
Voici donc revenue la saison des miracles.
Après tout, celui qu’on fête est né d’une femme n’ayant pas commis le péché originel – ce qu’est en réalité, le saviez-vous, l’Immaculée Conception, et qui contrairement à ce que l’on pense, ne signifie pas qu’elle était vierge en enfantant.
Durant toute sa vie, il multipliera les miracles: il redonnera la vue à un aveugle; il ressuscitera un mort; il marchera sur l’eau; il multipliera les pains; il changera l’eau en vin; et j’en passe. On le crucifiera. Il mourra. Et voilà le miracle des miracles: il ressuscitera.
Les religions, on le sait, tendent à faire grand cas des miracles – et pas seulement celle de Jésus. Mahomet, par exemple, a voyagé sur un cheval ailé (Bouraq).
Des transgressions d’une loi de la nature
Mais qu’est-ce au juste qu’un miracle?
Une excellente définition devenue classique a été proposée il y a plus de deux siècles par David Hume, dans un célèbre essai sur le sujet.
Un miracle, dit-il, est une transgression d’une loi de la nature par une volition divine particulière ou par l’interposition de quelque agent invisible.
Le début de cette définition donne à réfléchir et invite à imaginer d’autres explications aux miracles que celles qu’on donne généralement.
Des explications alternatives
Pour commencer, on aura compris que notre connaissance des lois de la nature influence notre propension à décréter qu’il y a eu miracle, ou non.
Un philosophe avait ainsi imaginé le cas d’un roi de Siam qui ne sait pas que l’eau gèle et qui parlerait sans doute de miracle si on lui racontait l’histoire de cet éléphant marchant sur l’eau.
Et ne riez pas trop vite de lui! On pourra en effet vouloir juger miraculeux un événement par simple ignorance de la loi des grands nombres, qui explique bien des coïncidences que d’aucuns, ne la connaissant pas, appelleraient des miracles.
Voici Pierre. Il pense tendrement à son ami Paul. Au même moment, le téléphone sonne et on lui annonce la mort de Paul. Miracle télépathique prémonitoire?
En fait, dans une population donnée, chacun pense à un autre plusieurs fois par année et des gens peuvent mourir à tout moment. Fatalement, ces deux séries se rencontrent, en plus grand nombre à mesure que la population grandit.
Georges Charpak et Henri Broch avancent le calcul suivant.
Sur une année, il y a 105 120 intervalles de cinq minutes, durant lesquels vous pourrez penser à l’une ou l’autre de ces, disons, 10 personnes que vous connaissez et qui mourront durant l’année. Il y a peu de chance que ces événements coïncident (1 sur 10 512). Mais dans une population de 321 millions d’habitants, comme les États-Unis, cela devient probable pour 84 personnes chaque jour!
L’ignorance de la technologie issue de notre connaissance et de notre utilisation des lois de la nature explique d’ailleurs la fameuse troisième loi de Clarke, qui nous dit ceci: «Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie.» Imaginez Jules César découvrant Internet: on comprendrait qu’il parle de miracle…
Considérez à présent cet homme qui scie cette femme en deux, puis… la recolle! C’est indéniablement, en apparence du moins, une transgression d’une loi de la nature. Mais l’homme est un magicien et il ne prétend aucunement faire un miracle: il veut juste nous divertir et nous intriguer en nous cachant son truc.
Hélas, c’est parfois moins honnête. Tel magicien, appelé mentaliste, annonce, yeux bandés, le numéro de carte d’assurance maladie d’un des spectateurs situé loin de lui et désigné au hasard dans la foule. Il se prétend doué de mystérieux pouvoirs et invoque, justement, «l’interposition de quelque agent invisible». Il n’en est rien et il triche, bien entendu… (avez-vous une idée de la manière dont il s’y prend?)
Il triche comme ces gens impliqués dans la belle définition du mot miracle que donne Ambrose Bierce, et qui me fait toujours sourire: «Miracle: Un événement qui n’est pas conforme à l’ordre naturel des choses et qui est inexplicable. Comme battre une main ordinaire de quatre rois et un as avec une main de quatre as et un roi.»
La conclusion de Hume
Hume avait d’autres raisons encore d’être sceptique devant les allégations de miracles.
Pensez-y: ce qu’un miracle transgresse, c’est l’ordre ordinaire des choses, un ordre que l’expérience a très solidement établi. C’est par elle qu’on sait que le cheval, comme le plomb, ne s’envole pas; que les gens morts coupés en deux ne se recollent pas pour revenir à la vie; et ainsi de suite.
Avant d’invoquer «une volition divine particulière ou l’interposition de quelque agent invisible», il est donc sage, et on l’a vu, d’imaginer d’autres explications.
Pour sa part, en proposant les siennes, Hume rappelait notamment notre goût pour le bizarre et le fantastique (que tant de gens et de médias exploitent encore aujourd’hui…); notre propension à propager de telles histoires, si intéressantes; et le fait que, pour se rendre soi-même intéressant, on aime à s’en faire le héros.
Voltaire, lui, ajoutait ceci: «Nommez-moi un peuple chez lequel il ne se soit pas opéré des prodiges incroyables, surtout dans des temps où l’on savait à peine lire et écrire.»
Mieux que quiconque, c’est Hume lui-même qui a su tirer la leçon qui s’impose de tout cela. La voici: «Aucun témoignage n’est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d’un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu’il veut établir; et même dans ce cas, il y a une destruction réciproque des arguments, et c’est seulement l’argument supérieur qui nous donne une assurance adaptée à ce degré de force qui demeure, déduction faite de la force de l’argument inférieur. Quand quelqu’un me dit qu’il a vu un mort revenu à la vie, je considère immédiatement en moi-même s’il est plus probable que cette personne me trompe ou soit trompée, ou que le fait qu’elle relate ait réellement eu lieu. Je soupèse les deux miracles, et selon la supériorité que je découvre, je rends ma décision et rejette toujours le plus grand miracle. Si la fausseté de son témoignage était plus miraculeuse que l’événement qu’elle relate, alors, et alors seulement, cette personne pourrait prétendre commander ma croyance et mon opinion.»
Les athées et agnostiques de tout poil n’apprécient guère la période des fêtes, en particulier la fête chrétienne de Noël. C’est le cas de Normand Baillargeon, ex-professeur en sciences de l’éducation, qui se mêle de philosophie et qui la mobilise en vue de pourfendre la foi chrétienne.
À l’occasion de Noël, le bon athée se fend d’une petite chronique pour mettre à mal la notion de miracle (https://voir.ca/chroniques/prise-de-tete/2017/12/18/un-miracle-vraiment/) Il en appel au philosophe écossais David Hume (1711-1776), le prédécesseur sceptique de Bertrand Russell, l’un des mentors de Baillargeon. Hume est célèbre, entre autres, pour sa critique des miracles.
Pour ma part, je ne crois pas que Hume soit le meilleur critique à brandir touchant les miracles car, en contrepartie, Hume critiqua l’idée des soi-disant « loi de la nature ». En effet, par sa critique radicale que Hume fit de la notion de causalité, qui la réduit à l’habitude, et puisque les lois de la nature énoncent bel et bien des relations causales, il s’ensuit que le fondement des lois de la nature, toujours selon Hume, ne sont que des régularités dont on a pris l’habitude d’enregistrer. Au-delà donc de l’habitude, les lois de la nature n’ont pas de fondement dans la réalité.
Jamais Hume n’aurait acquiescé à l’assertion du pape contemporain de la science, Stephen Hawking, successeur de Newton dans la chaire de physique à Cambridge, qui déclare sans broncher que « Parce qu’une loi comme la gravitation existe, l’Univers peut se créer et se créera spontanément à partir de rien… (dans The Great Design, dernier chapitre). Avec raison, Hume hurlerait d’horreur devant cette assertion parfaitement loufoque, Hawking expliquant un miracle par un autre miracle ! Hawking est un rationaliste; Hume un sceptique. Et ce n’est pas un secret de Polichinelle pour personne que Baillargeon est lui aussi partisan du rationalisme.
Depuis le siècle des Lumières, où l’on assista au triomphe du rationalisme, le soi-disant « miracle » comporte un sens « négatif », c’est-à-dire qu’il implique une exception à la règle, quelque chose de bizarre et d’étrange, une sorte de dérogation à l’ordre naturel des choses, précisément aux lois de la nature qui sont inviolables. Hume ne souscrit en aucune manière au rationalisme des Lumières. Encore une fois, les soi-disant lois de la nature n’ont, pour lui, aucun fondement; en tout cas, rien dans la réalité mais uniquement dans l’habitude selon l’expérience répétée des hommes.
Il ne s’agit donc pas d’aller à l’encontre des lois naturelles. D’ailleurs, celles-ci n’existent pas au-delà des phénomènes naturels, comme le pense erronément le rationaliste Hawking. Comme si les phénomènes devaient se plier aux lois de la nature préexistant à eux. C’est une erreur rationaliste de concevoir ainsi les lois de la nature comme opérant au-delà ou indépendamment des phénomènes.
Hawking, Baillargeon, et bien d’autres, sont victimes de cette illusion funeste qui conçoit les lois de la nature comme sous-jacent aux phénomènes naturels. Les lois de la nature sont normatives, pas factuelles.
Si j’ai deux pommes dans une poche et deux autres dans une autre, et que, finalement, j’en dénombre cinq pommes, ce n’est pas une impossibilité factuelle, mais une impossibilité normative : il est impossible que je compte 5 pommes. Dire : il ne se trouvera jamais cinq pommes lorsque deux se trouvent dans une poche et deux autres dans l’autre, c’est dire quelque chose, non pas de factuel, mais de normatif. L’impossibilité en question des « miracles » est de type normatif, et non factuel.
Dans les évangiles, rédigés en grec, on parle de dunamis, puissance, et de sêmion, signes : les prodiges de Jésus de Nazareth témoignent de la puissance (dunamis) de Dieu visant à restaurer, voire regénérer la création. Le mot « miracle », du latin miraculum, prodige, merveille, objet d’étonnement, etc., a reçu, bien plus tard, à partir du siècle des Lumières, le sens négatif de dérogation aux lois de la nature. En fait, avant le siècle rationaliste des Lumières, il fut toujours question de dérogations aux habitudes humaines qui se traduisaient par l’émerveillement, le prodige, qui, dans les évangiles deviennent des manifestations de la puissance (dunamis) divine ou des signes (sêmion) de ces manifestations.
Baillargeon regarde donc les récits évangéliques « miraculeux » au travers de la lorgnette du rationalisme. À telle enseigne que, d’après, Hawking, les seuls matériaux constituant de l’univers, ce n’est plus Dieu, évidemment, mais les Lois de la nature. Mais je répète ce que j’ai dit précédemment : les lois de la nature n’ont rien de factuel, mais des normes d’explication.
« les lois de la nature n’ont rien de factuel, mais des normes d’explication. »
Il me semble que le miracle est dans cette affirmation!