Sale temps pour sortir

Marilyn Monroe ou les fils qui se touchent

Comme Marilyn, la chienne est blonde et frisée et c’est, en tout et pour tout, ce qu’elle a en commun avec l’icône d’Hollywood. Son dernier toilettage doit remonter à l’époque de la mort de Kurt Cobain. C’est peut-être un caniche, c’est difficile à dire, mais c’est le seul être vivant à assurer une constante présence dans la vie de cette voisine à l’air hirsute qui se parle toute seule et qui se plante parfois devant la fenêtre du salon, l’air hagard, le regard dans le vide.

Quand je constate qu’elle s’attarde trop longtemps, je sors, lui pose des questions – que fait-elle là, stupéfaite et immobile sur le trottoir? Elle me répond souvent en me parlant des amours de Marilyn, son chien, qui a le béguin sur un bulldog qui demeure dans la maison d’à côté. Mais ce n’est pas de l’humour, la dame vit dans un monde où les bulldogs et les vieux caniches négligés se font la cour, déconnectée du réel.

La propriétaire de Marilyn est célèbre dans le quartier. Elle parle dans le vide, elle se parle toute seule. Les enfants vont sonner chez elle pour se faire peur. Quand elle ouvre la porte, ils partent en courant. L’impression qu’ils ont dérangé la sorcière.

La rumeur veut qu’elle ait subi un grand choc, que c’était une intellectuelle, qu’elle a eu une carrière intéressante. Bref, qu’elle a déjà été normale jusqu’à ce que les fils se touchent. Certains voisins qui l’ont connue, il y a bien longtemps, avant, prétendent que c’était une femme charmante et que rien ne pouvait laisser présager ce passage où la bande du film devient obscure et ne s’emballe que dans l’incohérence.

«Marilyn est en peine d’amour», m’a-t-elle déclaré aujourd’hui dans un grand rire sonore pendant que je travaillais à débarrasser mes plates-bandes des feuilles mortes qui avaient passé l’hiver sous la neige.

J’ai regardé le chien tout sale et c’est peut-être l’effet de la lumière crue du printemps neuf, mais j’ai eu l’impression que la bête me faisait un clin d’œil, qu’elle voulait me dire: t’inquiète, je suis là, je vais rester là, j’assure, je m’en occupe.

Au bout de la laisse, ce qu’il reste d’équilibre à cette voisine tient sur quatre petites pattes fatiguées.

Hier, mon frère en visite de Québec était en manque de soupe tonkinoise et nous sommes allés dans le quartier chinois pour le sustenter. Pour une raison qui m’échappe, on a installé dans un troquet vietnamien, qu’on fréquente depuis des années, des écrans géants qui diffusaient l’émission de Denis Lévesque. Le son était en sourdine, mais on pouvait lire le sous-titrage de la conversation de Lévesque avec une comédienne, Véronique Gagné, qui est clown – Atchoum est son nom d’artiste.

Tout en mangeant ma bœuf saignant extra-large, j’ai donc suivi cette histoire rocambolesque.

Une femme a reconnu devant le tribunal avoir harcelé le clown pendant des mois. Elle s’était fabriqué de fausses identités sur internet et envoyait des lettres de menaces à l’artiste.

Au début, l’affaire me faisait sourire et puis elle m’a laissée songeuse au point de faire des recherches, une fois entrée à la maison.

Dans un article de janvier dernier, le journaliste du Droit, Louis-Denis Ebacher, écrit sur cette affaire:

«Véronique Gagné dit avoir reçu de faux messages provenant de 40 personnages différents.

 Ces 40 personnes, dit la victime, c’était elle. Ce “cirque” durait déjà depuis six mois, lors de la présentation du spectacle-bénéfice, à Gatineau. L’artiste ne savait toujours pas, à ce moment, qui se cachait derrière les nombreux messages tordus.

“Nous avons même partagé la scène, pendant ce spectacle”, se souvient Mme Gagné.

Selon la plaignante, X s’est, entre autres, fait passer pour une journaliste, un pédophile, et une infirmière.»

L’artiste connaissait donc l’accusée qui lui avait demandé de faire ce fameux spectacle-bénéfice à Gatineau pour des enfants malades. L’artiste faisait même des confidences à cette femme qui la harcelait en secret, à propos du harcèlement dont elle était victime.

Harceler un clown. Il y a là un fait divers qui impressionne l’imaginaire. Presque le point de départ d’un roman, un roman triste où il faut chercher le point de bascule.

Qu’est-ce qui fait que quelqu’un perd l’équilibre? Qu’est-ce qui fait qu’une personne se met à harceler un clown? À se fabriquer, chez elle, de fausses identités? Qu’est-ce qui mène au divorce avec le réel? Qu’est-ce qui fait que les gens perdent pied?

Il y a quelques années, une amie a été harcelée par un triste sire qui s’amusait à lui faire peur. Il lui envoyait des photos de son pénis en lui disant qu’elle portait une jolie robe bleue, si elle portait une robe bleue ce jour-là. Il voulait lui faire comprendre qu’il l’avait vue rentrer chez elle. Au bout de quelques clichés et messages terrorisants, la police s’en est mêlée et n’a pas mis beaucoup de temps à comprendre qui se cachait derrière. Le type a, bien sûr, dû s’expliquer avec la justice et sa vie a volé en éclats. Quels fils se sont touchés dans son cerveau à lui?

Le socle sur lequel repose la santé mentale est instable comme un sol meuble.

Ma voisine a l’air bien, malgré tout. Elle sourit, le printemps est revenu. Sur la rue, les gens s’inquiètent un peu, la surveillent, mais nous rentrons tous chez nous le soir faire autre chose, manger de la soupe tonkinoise et il n’y a que Marilyn Monroe qui tient la laisse fragile sur ses petites épaules canines blondes et frisées.

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