Lolo et Loulou. Les deux garçons de ma vieille chum ont des noms si semblables que je me trompe systématiquement quand j’en ai la garde, ce qui n’arrive pas si souvent, en cas d’urgence de type réunion de parents, mais assez souvent pour que les deux garçons connaissent mon nom et m’accordent encore un peu d’attention quand je leur déballe ma vision de la vie comme si j’étais un oracle qui savait tout sur tout. Surtout qu’ils sont encore à cet âge tendre où on peut abuser un peu de leurs oreilles pour les manipuler dans le bon sens.
— Les gars, ça vous dirait d’aller manger une crème glacée après le souper?
— Oui. Moi, je veux une molle trempée dans le chocolat…
— Moi, une molle trempée dans le caramel…
Existe-t-il un plus grand plaisir que d’offrir un peu trop de sucre à des enfants que l’on ne couchera pas soi-même, un soir où il fait encore tout doux et tiède et qu’on voudrait retenir ce souffle confortable de la nuit avant que le froid ne s’installe pour une éternité grise?
Nous avons donc nos cornets. Lolo, Loulou et moi dégustons, sans mot dire, installés sur le petit banc en face du Bilboquet, nos grosses boules de crème.
— Les gars, il faut que je vous parle de quelque chose de très sérieux.
Lolo et Loulou me regardent, surpris et attentifs.
— Vous voyez la demoiselle sur le banc d’en face? Celle qui mange un sorbet aux framboises?
En face, la demoiselle mange avec un appétit vorace son cornet. Mais son plaisir est destiné à l’appareil téléphonique qu’elle tient au bout de son bras pour immortaliser son bonheur. D’une main le cornet, de l’autre le téléphone, et elle prend des poses, croise les jambes, décroise les jambes, place le cornet dans un autre angle…
— Les gars, cette jeune femme est très malade, dis-je à Lolo et Loulou.
Les gars attendent la suite.
— Elle souffre de narcissisme. Est-ce que vous savez c’est quoi le narcissisme?
— C’est les adultes qui sont petits?
— Non, ça, c’est le nanisme.
— Narcissisme est la maladie des gens qui s’admirent trop, qui sont obsédés par leur image, qui ne prennent pas le temps de manger leur crème glacée pour le plaisir de manger leur crème glacée, mais pour se regarder manger de la crème glacée… Narcissisme est un mot inspiré de la mythologie grecque, de très, très vieilles histoires de l’ancien temps.
Lolo traduit à son frère: «Ça, c’est quand maman était petite»…
— Donc, c’est l’histoire de Narcisse qui regarde son reflet dans l’eau claire d’un lac calme et tombe amoureux de lui-même. Il se regarde toute la journée et va finir par en mourir. Les gens qui sont atteints de narcissisme sont en danger de mort. Donc, les enfants, qu’est-ce que l’on fait quand on voit quelqu’un en danger?
— Il faut lui dire de faire attention, que c’est dangereux… dit le plus petit qui a la bouche beurrée de crème glacée.
— Alors qu’est-ce qu’on fait? Vous allez lui dire à la demoiselle?
Les deux garçons sont un peu perplexes, mais partent timidement vers le banc d’en face… où la séance de «je me regarde dans mon téléphone» est visiblement passée à la phase «je vérifie si j’ai des j’aime».
— Madame, madame…
La jeune femme lève les yeux. Je devine qu’elle est un peu perplexe que deux enfants bien barbouillés de caramel et de chocolat désirent entrer en interaction avec sa mine parfaite.
Le plus vieux me regarde. Je hoche la tête pour l’encourager.
— Vous allez tomber dans l’eau, comme Narcisse, et c’est dangereux, vous pouvez mourir! dit Lolo.
— Faites attention au nanisme, ajoute Loulou.
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Silence interloqué de la demoiselle. Je ne tente pas de lui expliquer. Me lève comme si de rien n’était. De toute façon, je risquerais d’éclater de rire, et jusqu’à maintenant, j’ai réussi à me contenir.
Je suis une gardienne redoutable.
— Venez, les enfants, on y va!
— Est-ce que la dame, elle va être correcte?
— Ça devrait aller.
Maintenant, je crois que je vais devoir demander à la maman de Lolo et Loulou d’emprunter sa progéniture pour voler au secours des gens qui souffrent. J’aurais bien aimé, par exemple, les avoir avec moi l’autre soir, au spectacle d’un géant de la guitare où nos voisins n’ont cessé de brandir leur ostie de téléphone pour filmer le spectacle, ou l’autre fois, lors de la visite d’un musée, où un couple ne regardait rien, mais photographiait tout.
Faudrait que je trouve le nom de cette maladie. Le syndrome de «je ne suis pas capable de vraiment profiter du moment, il faut que je le documente pour le montrer et être validé dans le fait que j’étais là, même si je n’en ai pas vraiment profité parce que je prenais des photos continuellement».
Lolo, Loulou, ça s’appelle comment cette maladie-là?
— Quand ma mère va revenir, tu vas t’en aller?
— Oui, pourquoi? Tu veux que je m’en aille?
— Non, c’est juste que j’aime mieux avec ma maman.
Mes jeux didactiques ne sont pas appréciés à leur juste valeur.