Il est généralement admis au sein des religions monothéistes que Dieu est doté d’une puissance infinie. Nous, catholiques de tradition, connaissons bien sa toute-puissance, que nous avons maintes fois évoquée naguère en récitant le Symbole des apôtres: «Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre…» Nous entendons par là que, puisqu’il a tout créé, rien n’est impossible pour Dieu: sa puissance transcende le devenir historique et les limites de l’espace, d’où son caractère infini.
Aux humains on reconnaît simplement, dans le meilleur des cas, de la bonne volonté… Ils veulent bien mais, la plupart du temps, ne peuvent pas. Leur existence est contingente, limitée dans le temps et dans l’espace sur lesquels ils n’ont aucune prise.
Cette contingence humaine permet peut-être de comprendre le terreau où a pu germer et s’épanouir l’idée de Dieu. Le devenir humain est pratiquement absurde. Le Qoheleth exprimait en ces termes, bien avant Camus, cette idée: «Vanité des vanités, tout est vanité »… Les humains recommenceront sans cesse les mêmes gestes, sans pouvoir espérer la moindre rétribution. Ils passeront inlassablement, de la poussière à la poussière, sans rien gagner… Ils sont finis – expression que l’on utilise aussi pour qualifier quelqu’un qui n’a plus rien à espérer…
D’où le besoin de croire à quelque chose d’infini: moi, je ne peux pas, je ne suis rien. Dieu, lui, il peut tout et il pourra encore quand je ne serai plus.
Mais si nous admettons aujourd’hui que Dieu est une lubie, à quelle source pourrons-nous satisfaire notre soif d’infinie puissance?
Vidéotron a justement, à ce titre, quelque chose à vous proposer: le pouvoir infini du câble.
C’est effectivement le slogan du fournisseur d’accès Internet, de télévision câblée et de services téléphoniques bien connu au Québec. Ainsi, le réseau par câble n’est pas simplement compétitif, il n’est pas le meilleur sur le marché… Il n’est même pas ici question des grandes possibilités qu’offrent les technologies de la communication… Non! Il est ici question d’un pouvoir infini.
Ce pouvoir transcende l’espace et le temps. Il englobe nos existences mortelles et passagères. Le devenir humain passe dans nos téléviseurs et dans nos chaumières, mais le câble, lui, reste. Il garantit une certaine permanence.
Mieux encore, le réseau est partout, grâce à l’intelligence de la mobilité. Ce qui passe à la télévision, vous pouvez aussi y avoir accès sur de multiples plateformes, décliné en plusieurs formats. Il est désormais possible, pour l’individu branché, de défier les limites géographiques et temporelles imposées par la nature humaine… Bien sûr, puisque le câble est doté d’un pouvoir infini! Qu’importent les montagnes, le temps qui passe, les souvenirs qui s’effritent, Vidéotron s’occupe de tout et vous garantit que vous ne manquerez rien.
En fait de rétribution et de salut, avouez qu’il est difficile d’espérer mieux!
Cette idée de toute-puissance du réseau n’est pas exclusive à Vidéotron qui a choisi d’en faire son slogan – j’allais dire sa mission. Toute l’idéologie des communications à l’ère des médias sociaux et de la portabilité de l’information se fonde sur cette manière de métaphysique. En effet, les humains branchés ont bien l’impression de pouvoir être toujours, partout, en tout temps et en tout lieu. Les plus motivés vont même jusqu’à s’imaginer qu’ils prennent ainsi part à une sorte d’intelligence collective où leurs désirs particuliers convergeraient vers une Volonté Générale qui transcende leur individualité, voire leur narcissisme.
Mais parlant de convergence…
Comme la toute-puissance infinie de Dieu a pu donner lieu à des abus de la part des souverains, qui s’arrogeaient le droit exclusif de veiller au salut des âmes en proférant des programmes politiques inspirés de la bonne parole, la toute-puissance d’un réseau de communication peut laisser supposer les mêmes dérives. Il suffirait qu’un réseau, omnipotent et omniprésent, utilise cette toute-puissance pour que le salut des âmes se transforme en purgatoire terrestre…
Justement… À ce titre, encore, Vidéotron a aussi quelque chose à vous proposer:
Une telle image permet de comprendre une dimension plus sociologique du salut des âmes: certes, Dieu est tout-puissant, ou du moins, on le proclame… Mais pour qu’une telle idée soit d’une quelconque utilité terrestre, encore faut-il que des fidèles le croient.
Il y a des techniques pour y parvenir. Réunir les fidèles tous les dimanches pour faire la promotion de la bonne parole en est une.
…Vous comprendrez ainsi ce qu’on veut dire, la prochaine fois qu’un animateur remerciera ses «fidèles téléspectateurs»…
Je ne suis pas surpris lorsque je constate que l’entreprise ouverte sur l’infini (du câble) appartient à PKP (Pierre-Karl Péladeau), ce capitaliste omnipotent, cet homme dont les pouvoirs deviennent infinis lorsqu’ils sont combinés aux pouvoirs illimités, incommensurables et sans bornes de René Angélil (n’oublions jamais que les anges sont plus proches de Dieu que les simples mortels).
J’imagine facilement PKP et RA en train de deviser, en compagnie de Julie Snyder et de Céline Dion. Je les vois très bien commenter cette vieille réflexion, si souvent citée, de Blaise Pascal: «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.»
Je pense que la publicité devait inévitablement finir par sombrer dans le fantasme de l’infini. Comme bien d’autres l’ont déjà formulé avant moi, la pub a, en large partie, remplacé la religion. De quelle manière cela s’est-il réalisé? Autrefois, dans mon temps, jeune vieillard que je suis, nous manquions rarement la messe du dimanche de même que le sermon qui agrémentait la messe ou la rendait encore plus ennuyeuse.
Si je reviens à ces fameux sermons et aux cours de religion qui étaient obligatoires dans toutes les écoles, je crois me rappeler que ce qui miroitait régulièrement comme promesse, c’était le bonheur éternel, le paradis. Mais cela était, bien évidemment, réservé à ceux qui mourraient sans être en état de péché, mortel ou véniel. Et ce bonheur, insinuait-on, était davantage promis aux pauvres qu’aux riches. L’idée était de beaucoup souffrir dans cette vallée de l’armes qu’est la vie terrestre pour aboutir enfin dans la béatitude de la vie céleste, de la vie éternelle. Quoi de plus infini que l’éternité!
Aujourd’hui la religion a reculé, elle a perdu du terrain. Mais la promesse du bonheur, éternel ou éphémère, n’a pas disparu pour autant.
La publicité a rapidement comblé le vide laissé par le déclin de Dieu et des religions. N’oublions jamais qu’il existe maintenant une pléthore de messages publicitaires qui nous font miroiter la possibilité du bonheur. En fait, l’institution publicitaire, omniprésente de manière presque infinie, vient constamment rappeler que le bonheur est là, tout proche, dans la consommation, dans l’achat de centaines de produits conçus pour notre plus grande félicité.
Ce que la pub oublie souvent de nous dire, c’est que cette chafouine espère que nous ne serons pas heureux pendant un laps de temps trop considérable. Le bonheur et la fièvre totalitaire de la consommation, cela s’accorde mal.
D’ailleurs, l’ancien publicitaire Frédéric Beigbeder explique cette tricherie de brillante manière, dans son roman, publié en 2000: «99 francs»:
*****«Je me prénomme Octave et m’habille chez APC. Je suis publicitaire: eh oui, je pollue l’univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais? Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur PhotoShop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j’ai shootée dans ma dernière campagne, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frusté. Le Glamour, c’est le pays où on n’arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.»*****
Remarque amusante, étonnante ou triste: en Europe, la compagnie Nestlé a fait du mot «bonheur» une marque déposée qui appartient à cette entreprise. Et la compagnie Pepsi a voulu faire la même chose avec le bleu (le mot et la couleur).
Il est clair que la publicité et la promesse du bonheur (jamais atteint) entretiennent des rapports très étroits. À la fin des années 90 il y avait une publicité de McDonalds. Deux jeunes garçons glissent sur une pente enneigée, dans une «traîne sauvage». Ils font une chute assez spectaculaire. L’un d’eux se lève et il demande à l’autre s’ils sont morts. Et l’autre de répondre qu’ils sont AU PARADIS. En effet, juste devant leurs regards béats et ébaubis, se dresse un magnifique restaurant McDo. Quelle merveilleuse, significative et éloquente publicité!
Pendant longtemps certains journalistes de Radio-Canada avaient un tic que j’ai toujours trouvé spécial. Des types comme Simon Durivage, Bernard Derome et de nombreux autres disaient à l’interviewé, lorsque l’entrevue était terminée: «MERCI INFINIMENT». Ce fameux «infiniment» m’a toujours rendu un peu perplexe. Et Durivage utilise encore cette façon «polie» de clore une interview. Comme on peut le constater, l’infini, tout comme la promesse du bonheur, ne cesse de nous poursuivre.
Merci à Simon Jodoin de nous avoir ouvert toutes grandes les portes d’une réflexion sur Dieu, sur l’infini et, indirectement, sur la sempiternelle promesse, trahie, du bonheur sur cette terre plutôt que dans l’au-delà.
UN AVEU AVANT DE TERMINER. Il y a une large part de plagiat dans ce texte que je viens de «commettre». Je me suis autoplagié. En effet, à l’automne 2003, j’ai fait publier, dans la revue HORIZONS PHILOSOPHIQUES, numéro 1, volume 14, un texte intitulé: «Bonheur insoutenable et « merveilleux malheur »: bonheur, malheur et oxymoron». Et je me suis largement inspiré de mon vieux texte pour construire le texte que je vous présente maintenant.
Jean-Serge Baribeau, sociologue des médias
P.-S. Une brève citation pour clore mon texte. Jules Renard (1864-1910):
*****«Si on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce en serait la salle d’attente.»*****
C’est infiniment drôle ou infiniment triste!
JSB
J’espère que l’on ne m’en voudra pas si j’ose continuer ma réflexion sur le texte de M. Jodoin.
Dès que j’ai lu son texte, j’ai pensé à un grand roman que j’ai lu à quelques reprises. Je pense à l’oeuvre d’Arthur Koestler dont le titre français est LE ZÉRO ET L’INFINI. Titre anglais, un peu différent: DARKNESS AT NOON. Ce roman, publié à Londres en 1940, met en scène un dénommé Roubachov, un communiste qui, dans un pays de type stalinien, est emprisonné et accusé d’avoir trahi le parti, INFINIMENT totalitaire, dont il est (ou a été) un membre important. Si je schématise, je dirai qu’en prison, Roubachov découvre l’existence du JE, lui qui a sévi dans un parti valorisant totalement le NOUS, le «nous», bien guidé par le parti communiste. Ce roman m’émeut et me ravit.
En fait, dans ce roman, LE ZÉRO, c’est l’individu et L’INFINI, c’est LE NOUS, LE PARTI COMMUNISTE, omnipuissant, dont les droits sont infinis et sans bornes.
En fait, ma réflexion, maintenant, c’est que l’infini, cela peut-être, selon les perspectives entérinées par chacun, Dieu, le câble ou le «nous» de type stalinien.
Et dans nos sociétés, l’infini, c’est éventuellement le JE ABSOLU, narcissique, égocentrique et nombriliste. Ce serait donc, théoriquement et pratiquement, le communisme inversé, renversé, ce qui ne constitue probablement pas un grand progrès.
Je me permets de clore ce bref billet en citant Alfred Jarry, l’écrivain qui a «créé» le personnage du père Ubu et qui a conçu la pataphysique:
*****«Dieu est le plus court chemin du zéro à l’infini, dans un sens ou dans l’autre.»*****
Je continue à réfléchir et à essayer de comprendre.
JSB