Théologie Médiatique

Évangiles du web : Les bonnes nouvelles

J’ai lu le mois dernier le livre d’Éric Scherer A-t-on encore besoin des journalistes?, publié aux Presses universitaires de France et distribué depuis peu dans les librairies québécoises. C’est une question que vous êtes sans doute nombreux à vous poser… Maintenant que vous pouvez tous diffuser à tous les vents vos profondes réflexions sur l’actualité, à quoi peuvent bien servir les journalistes?

Personnellement, sans vouloir vous vexer, c’est précisément parce que vous pouvez écrire n’importe quoi à n’importe quel moment que je suis persuadé que nous avons encore besoin des journalistes…

Toujours est-il qu’un fait m’a particulièrement interpellé. Scherer ouvre son premier chapitre, intitulé La révolution de l’information, sur une citation de Claude Imbert: «Bref, l’Église, bon gré mal gré, s’appuiera de moins en moins sur ses clercs et de plus en plus sur ses baptisés.»

Le reste est à l’avenant. La révolution serait commencée, irréversible, marquée par une «désintermédiatisation massive», comprendre ici «la fin des intermédiaires» et, donc, des représentants des églises médiatiques. En somme, il s’agit ni plus ni moins d’une abolition des hiérarchies.

Rien de nouveau, me direz-vous. On a annoncé mille fois plutôt qu’une au cours des dix dernières années cette nouvelle horizontalité promise par Internet. Le lien qui unissait les auditeurs et les lecteurs aux médias était naguère vertical et ainsi porteur d’une certaine sacralité. Les messages circulaient du haut vers le bas et il fallait des journalistes, ici comparés à des clercs, pour diffuser la bonne nouvelle.

Je dois bien l’avouer, avant de lire ce livre, j’ignorais qui était cet Éric Scherer. Je me suis donc rabattu sur la quatrième de couverture où j’ai pu apprendre qu’il est, entre autres titres, directeur de la prospective et de la stratégie numérique du groupe France Télévision. Cela dit, les éditeurs ont aussi choisi de le présenter comme «évangéliste de la révolution numérique de l’information».

Scherer n’est pas le seul à être ainsi qualifié d’évangéliste. Plus près de nous, Michelle Blanc était aussi présentée comme «évangéliste du Nouveau Monde 2.0.» par Bruno Guglielminetti dans une préface pour un livre qu’elle publiait l’an dernier.

Qu’est-ce à dire? Alors que l’on parle de révolution de l’information, de l’abolition des églises médiatiques, d’un nouveau monde 2.0 où les journalistes doivent descendre de leur piédestal sacré pour rejoindre le bon peuple profane qui se profile dans les recoins de la grande conversation Web en temps réel, comment peut-il donc être question d’évangile?

Existe-t-il quelque chose comme un Nouveau Testament numérique?

À en croire le vocabulaire utilisé pour qualifier les protagonistes de cette révolution, il semble bien que oui…

Il vaut la peine à ce titre de saisir la signification médiatique du mot «évangile» issu de l’assemblage de deux mots grecs qui se traduisent par «bien» et «annoncer» (εὐ «bien» ἀγγέλω «porter une nouvelle»). Évangile signifie ainsi «bonne nouvelle». Ainsi, l’évangéliste est celui qui porte une annonce, une parole, une promesse de récompense, de rétribution.

Le monde actuel tire à sa fin. On ne compte d’ailleurs plus les «prédictions» auxquelles s’adonnent ces nouveaux évangélistes: fin du journal papier, fin des petites annonces, fin du «journalisme parachuté», fin des bulletins de nouvelles… Soyons clairs: dans le monde des nouveaux médias, c’est constamment la fin annoncée de tout!

On assiste ni plus ni moins à la fin des temps. Mais il y a un espoir, une bonne nouvelle: un monde nouveau sera instauré qui saura à la fois sauver les journalistes au cœur pur et réparer les injustices médiatiques; tous auront désormais accès à la bonne nouvelle.

Il n’est pas anodin de noter au passage que les adhérents à ces évangiles à la mode ne cessent de se définir par opposition aux médias «traditionnels». C’est précisément ce qui s’est passé entre l’Ancien et le Nouveau Testament: une remise en question de la tradition et des institutions du passé.

On l’oublie souvent, mais pour les premiers chrétiens, la bonne nouvelle ne nous était pas destinée à nous, qui vivons 2000 ans après Jésus-Christ. La fin des temps était imminente, le Messie serait de retour sous peu et ils devaient pour la plupart être convaincus d’assister de leur vivant à la réalisation des promesses messianiques.

Comme on le sait, le temps a passé… Assez de temps pour que cette secte d’abord marginale devienne elle-même une institution et finalement une tradition, fortement hiérarchisée, à des milles de ce drôle de type, ce Jésus des origines, qui était, tel un blogueur en son temps, descendu au niveau de la plèbe et à l’écoute des citoyens.

Tous les suivants du monde devraient se donner la main…

Ce qu’il y a de différent, c’est que les nouveaux médias introduisent une forme de hiérarchie horizontale. On aime croire que le mode «conversationnel» propre aux nouveaux «médias sociaux» garantit une sorte de mise en commun où tous les acteurs ont une valeur égale et peuvent, au gré des communications, participer pleinement à la diffusion de l’information.

Mais rien n’est plus faux. Les termes followed (suivis) et followers (suivants) introduits par Twitter permettent de s’en convaincre. Celui qui est suivi est inévitablement devant ceux qui le suivent, ces derniers marchant à sa suite.

Ironiquement, d’abord et le plus souvent, le nombre de suivants qu’un individu peut collectionner est proportionnel à sa présence dans les médias traditionnels. Les vedettes des variétés brisent tous les records de popularité. Suivent ensuite des personnalités médiatiques bien connues, journalistes, chroniqueurs, etc. Un passage à la télévision ou une mention dans un grand quotidien décuplera le nombre de vos abonnés.

Les quelques rares inconnus du grand public qui arrivent à accumuler un large troupeau de brebis égarées dans les dédales numériques sont précisément ceux qui rédigent au jour le jour, en temps réel, la bonne nouvelle du Web 2.0… Sans le savoir, ils reproduisent sur un autre axe le même rapport hiérarchique. Faut-il insister sur le sens du mot gourou?

Je ferai de toi un pêcheur d’hommes… C’est ce que j’ai envie de dire lorsqu’on me demande s’il vaut la peine de s’inscrire sur Twitter…

Il y a fort à miser que dans 2000 ans, lorsque nos lointains descendants liront notre littérature contemporaine portant sur la prophétie numérique, ils se demanderont eux aussi ce qu’il est advenu de cette fameuse promesse qui nous apparaît aujourd’hui si imminente. Et hop, un tour dans le manège de la révolution. Changer la direction d’un rapport de force ne change en rien la nature même de la domination des foules…

On appelle ça changer le mal de place, comme me disait ma grand-mère.

Vous doutez? Allez… Heureux ceux qui auront cru sans avoir vu… C’est de toute façon ce que vous faites la plupart du temps, croire sans avoir vu.