L’actualité politique récente au Québec a de quoi laisser songeur, notamment en ce qui concerne la crise au Parti Québécois et ses ramifications, telle la montée de François Legault et son parti qui n’existe pas encore dans les intentions de vote. De tels bouillonnements, voire bouleversements, devraient nous intéresser au plus haut point. Or, assez curieusement, ce n’est pas tant tel ou tel programme ou tel ou tel politicien qui vole la vedette dans les médias, mais bien les diverses enquêtes qui servent à mesurer, en quelque sorte, «l’opinion publique», si tant est qu’une telle chose existe.
Constatons-le simplement: ce sont les sondages qui occupent désormais le devant de la scène. Tant et si bien qu’on en vient presque à croire que ces derniers ont remplacé les prises de position et les programmes que les politiciens devraient normalement défendre. Le cas de la popularité de Pauline Marois en est une belle illustration. Est-elle une bonne chef de parti? Serait-elle une bonne première ministre? Cela peut être vrai, ou pas. Dans les faits, peu de gens peuvent répondre aux centaines de questions connexes qui devraient permettre de tirer au clair ce genre de prédictions…
…Mais cela importe peu au fond, car le chef réel du Parti Québécois, en ce moment, ce sont les firmes de sondage. Le plus étonnant, c’est que les principaux intéressés, à savoir les membres et les députés du PQ, semblent même faire plus confiance aux sondages qu’à leurs propres exercices démocratiques. Le fait que Pauline Marois ait été élue en bonne et due forme et qu’elle ait reçu un appui massif (historique) de 93% de la part de ses troupes en avril dernier semble avoir bien peu d’importance. Ce sont les sondages qui ont raison.
Qu’est-ce à dire? Se pourrait-il que les sondages, considérés comme les thermomètres de l’opinion publique, puissent transcender d’une certaine manière l’autorité des chefs et les grands idéaux politiques? Peut-être… À ce titre, un article de Pierre Bourdieu paru en 1973 dans Les temps modernes pourrait bien nous fournir une piste de réflexion théologique.
«On sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours visant à légitimer la force de celui qui l’exerce; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c’est de n’avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l’homme politique est celui qui dit: “Dieu est avec nous.” L’équivalent de “Dieu est avec nous”, c’est aujourd’hui “l’opinion publique est avec nous”. Tel est l’effet fondamental de l’enquête d’opinion: constituer l’idée qu’il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible.» (1)
Autrement dit, nous serions passés du «droit divin» au «droit de l’opinion publique» ou au droit du sondage. Il ne s’agit pas ici d’une simple dictature de la majorité, mais bien d’une dictature de la statistique, car rien ne dit qu’une majorité dans les sondages traduit réellement une majorité effective.
Dans l’édition du dictionnaire Littré de 1872-1877 (2), le mot «sondage» est défini comme «Action de sonder, de percer le sol avec une sonde. Le sondage est employé pour reconnaître la nature du sous-sol, provoquer la formation d’une source, ou procurer à l’eau superficielle une issue». C’était bien avant que le journaliste et publicitaire G.H. Gallup fonde, en 1936, l’American Institute of Public Opinion ou que Jean Stoetzel fasse de même en France avec l’Institut français d’opinion publique, quelques années plus tard.
Sonder, c’est ainsi, d’abord, percer une surface afin d’obtenir ou de faire jaillir ce qui est enfoui dans les soubassements.
La foule humaine apparaît alors comme une surface inégale et impénétrable. Pour les politiciens, il s’agit d’électeurs. Les services publics parlent de contribuables. Pour les médias, il s’agit de l’auditoire ou des lecteurs. Toutes ces appellations concernent au fond la même réalité: celle d’un «sol» qu’il faut percer. L’opinion publique y serait cachée, dissimulée.
Ainsi, le sondage se présente comme une intervention verticale sur une surface horizontale. Il s’agit dans un premier temps d’un mouvement du haut vers le bas (on transperce la surface) suivi d’un retour du bas vers le haut: la source qui jaillit, ou les résultats du sondage qui remontent vers les détenteurs du pouvoir afin de confirmer le bien-fondé de leurs actions.
Le résultat obtenu est considéré comme sacré pour nos contemporains. Il a raison de tout et supplante toutes les formes de hiérarchie. Il faut voir désormais la forme que prennent les arguments idéologiques. On dira, par exemple: «Notre programme politique est le meilleur, regardez les sondages.» Ou encore: «Les sondages prouvent que vos politiques ne donnent aucun résultat.» Pire encore, adopter une position contraire aux résultats des arcanes statistiques est considéré comme une faute grave. Si plus de 50% des citoyens veulent une enquête publique sur tel ou tel sujet, refuser de la tenir relève du péché mortel.
Il faudra bien un jour s’interroger sur cette nouvelle sacralité qui semble jaillir par le biais de firmes spécialisées dans le marketing et le sondage d’opinion… Il ne faut plus regarder le ciel pour contempler les lumières divines, mais bien percer le sol de la foule humaine… Un peu comme si le profane était désormais la source du sacré…
[1] BOURDIEU, Pierre, «L’opinion publique n’existe pas», dans Les temps modernes, no 318, janvier 1973, p. 1292-1309
[2] Si vous avez un iPhone, j’en profite pour vous signaler que ce dictionnaire est offert en application. Le français du 19e siècle peut maintenant vous suivre partout!
Les sondages évitent aux peuples la réflexion et les privent de leur jugement,ça devient de la paresse et regardez les effets les gens ne vont plus voter,moi je serais pour une loi qui limite les sondages en période électorale à pas plus de trois,un au début un au milieu et un à une semaine de la fin.
C’est une utopie mais je regarde les sondages comme tout le monde et ils n’influencent pas mon vote.
Simon Jodoin, je pense qu’il arrive qu’il y ait une CONVERGENCE entre vos réflexions et les miennes. Devons-nous nous en réjouir? L’avenir le dira.
Quand j’ai lu votre texte sur la «sondomanie» (ou «sondagite»), j’ai constaté que dans une certaine mesure vos propos sont assez semblables à un «papier» sur les sondages que j’ai «commis» et qui sera publié le 2 décembre 2011 dans la revue RELATIONS.
Moi aussi, je pense, comme Pierre Bourdieu et vous-même, que la phrase L’OPINION PUBLIQUE EST AVEC NOUS a quelque peu remplacé l’antique affirmation DIEU EST AVEC NOUS.
Dans le texte de Bourdieu dont vous vous inspirez, le sociologue, souvent décapant et caustique, émet de sérieux doutes sur le concept d’OPINION PUBLIQUE. Et je partage son inquiétude et ses doutes.
Face aux sondages les citoyens, lorsque «dérangés» et «questionnés» ont quatre choix:
1) Répondre au meilleur de leurs savoirs et connaissances, tout en étant éventuellement fiers de faire du partie du «peuple élu des sondés».
2) Refuser de répondre. Cela est très fréquent. Et c’est parfois là ma propre attitude.
3) Répondre volontairement n’importe quoi. Il m’arrive de jouer ce jeu qui m’amuse et me comble. Parce que la sondagite m’emmerde et m’ennuie.
4) Répondre à tout prix même si on ne connaît à peu près le sujet qui fait l’objet du sondage. Cela est fréquent parce que de nombreuses personnes, que je respecte, n’aiment pas passer pour des ignorantes ou des ignares.
Pour éclairer un peu mes propos, je me permets, sans prétention, de présenter un court extrait de mon texte qui sera bientôt publié:
*****«Il serait intéressant de réfléchir aussi à la piètre validité scientifique du concept d’opinion publique. L’opinion publique, c’est plus une création artificielle et approximative qu’un concept scientifique rigoureux. Pierre Bourdieu a analysé, de manière magistrale et rigoureuse, ce concept plutôt flou, dans un texte majeur et clairvoyant intitulé «L’opinion publique n’existe pas». Le titre est volontairement provocateur et il faut probablement bémoliser un tantinet le tout.
Puisqu’il est question d’opinions, d’idées et de sondages, je propose de réfléchir aux propos de Vincent Cespedes : « En outre, plus il y a de sondages, moins il y a de vrais débats ! Le politique qui se confronte à l’opinion pour la comprendre ou la convaincre ne la sonde pas : il l’écoute, il dialogue. »
Une des limitations des sondages, c’est que nombreuses sont les personnes qui, légitimement, n’aiment pas passer pour des ignares.
Il y a quelques décennies, une équipe de Radio-Canada se trouvait en France. Ils ont décidé de s’amuser en demandant à des Parisiens ce qu’ils pensaient de l’émission « Les coqueluches » (émission alors très populaire au Québec), émission totalement inconnue en France. De très nombreuses personnes ont répondu et «analysé» l’émission et ils ont même émis des commentaires sur les deux animateurs (Guy Boucher et Gaston L’Heureux) dont ils ne savaient probablement qui ils étaient à moins d’avoir déjà vécu au Québec.»*****
Vous avez donc raison, Simon Jodoin, de parler de LA NOUVELLE SACRALITÉ qui caractérise l’utilisation massive des sondages.
Je continue ma réflexion et je vous salue, Simon Jodoin!
JSB, sociologue des médias
@JSB
hehe… Pour ma part, je peux vous dire que les rares fois où j’ai pris le temps de répondre à des sondages, j’ai effectivement répondu absolument n’importe quoi! :-)
@Simon Jodoin
J’ai eu régulièrement la même attitude que vous, ce qui à mon avis, relativise et bémolise la validité (et fidélité) des sondages.
JSB
En ce qui concerne les sondages j’aimerais ajouter ceci: je ne suis pas totalement et radicalement opposé à cette «technique» bien peaufinée qui consiste à «sonder» la population sur certaines grandes questions.
Mais cette «technique» valable est devenue un monstre envahissant et omniprésent. Il y a une pléthore irritante de sondages sur tous les sujets imaginables: le sport (bien évidemment), les goûts alimentaires, les produits de consommation, la politique, les politiciens, les pratiques sexuelles, les comportements électoraux, et j’en oublie.
Trop de sondages, c’est pire que pas de sondages.
Je pense que comme c’est le cas dans quelques pays, on devrait interdire (ou limiter) les sondages pendant les périodes électorales. Évidemment les sondeurs et leurs sbires hurleraient qu’il s’agit là d’une grave entorse à la liberté d’expression. Mais à mes yeux (peut-être borgnes, sinon atteints de grave cécité) la liberté d’expression, cela concerne les personnes humaines et pas les entités corporatives. Je suis un individualiste et personnaliste, assez socialiste. Mais le respect de l’individu humain, c’est essentiel selon moi.
Jean Paré a fait publier il y a quelques années un livre intitulé LE CODE DES TICS.
Voici ce qu’il dit lorsqu’il parle de la technique du sondage:
*****«Méthode empruntée à l’industrie par les partis politiques pour offrir un plat qui ne déplaît à personne. Chez l’électeur, il s’agit d’une méthode permettant de savoir quoi penser. Pour les journaux, d’une publicité qu’ils acceptent de diffuser gratuitement sous forme de nouvelle. Le pendule des sondages permet de faire la radiesthésie de la vérité, mais conduit à l’homogénéisation des partis.»*****
Remarques fort pertinentes, me semble-t-il!
De toute façon ceux qu’on «analyse» dans les sondages peuvent crier: WITH GOD ON OUR SIDE.
JSB
Que vaut vraiment l’échantillonnage d’un sondage?
Ces dernières années, par curiosité de connaître les sujets de préoccupation des publicitaires et des entreprises, je me suis inscrit à quelques sites de sondage en ligne. Ainsi, à chaque semaine, je reçois plusieurs sondages (que je peux ou pas compléter).
Et ce que je reçois fait souvent très amateur…
Certains demandent, au début du sondage, si vous êtes un homme ou une femme, en précisant «veuillez ne choisir qu’une seule réponse». Bien parti… Ou encore, on vous annonce au début que «ce sondage ne vous demandera que 20, ou 30, ou 45 minutes à compléter» – ce qui implique que seulement des personnes ayant beaucoup de temps à perdre, et donc peu représentatives, se taperont de pareilles pertes de temps.
Sans oublier tous les choix boiteux de réponses proposées, ne laissant souvent aucune échappatoire (comme de pouvoir répondre «je ne sais pas») et obligeant à choisir au hasard une des réponses suggérées si on veut continuer le sondage, et au bout du compte être inscrit à un tirage que jamais l’on ne gagnera. Parce que si l’on ne choisit une réponse, le sondage refuse d’avancer à la question suivante.
Je me demande souvent pourquoi des entreprises acceptent de dépenser pour des sondages mal foutus, auxquels n’auront souvent le temps de répondre qu’une majorité de oisifs non-représentatifs, afin d’obtenir un portrait peu crédible de l’opinion populaire.