Théologie Médiatique

Sangria, cellulaire et gant en latex

Ce qu’il y a de bien sur Twitter, c’est que la limite de 140 caractères imposée par l’interface agit souvent comme un révélateur, une sorte de microscope inversé qui nous permet d’observer en plus petit de très gros objets. C’est le cas avec certaines grosses têtes médiatiques. Vous leur laissez 750 mots dans une chronique, c’est trop gros, vous ne pourrez pas comprendre ce qu’ils veulent dire. Mais en 140 caractères, tout devient clair.

C’est le cas de Richard Martineau, omnichroniqueur bien connu, qui utilise son compte Twitter de temps en temps pour pondre des perles en quelques mots. Ce sont les seules fois que j’arrive à le comprendre.

Prenez cette semaine, par exemple. Richard avait quelque chose à dire sur la hausse des droits de scolarité et les protestations étudiantes:

«Vu sur une terrasse à Outremont: 5 étudiants avec carré rouge, mangeant, buvant de la sangria et parlant au cellulaire. La belle vie!» – Richard Martineau

Chaque fois que je déniche une perle du genre, il y a toujours un collègue ou un ami pour me demander pourquoi je prête attention à ce genre de trucs. On me reproche même, parfois, d’attirer l’attention sur des niaiseries.

Je ne suis pas d’accord. Une connerie non identifiée n’est pas encore une connerie. Elle porte le voile de l’énoncé dépourvu de connotation. C’est dangereux. Tant que vous n’avez pas repéré et nommé une connerie, elle continue d’exister, sans être vraiment comprise pour ce qu’elle est. Un peu comme une tumeur.

C’est sans doute, d’ailleurs, ce que je fais en citant parfois Martineau. Une sorte de toucher rectal. Je touche la bosse anormale que nous avons collectivement dans le cul…

– C’est grave, docteur?

– Je ne saurais trop dire pour l’instant… Ça pourrait le devenir. Je sens quelque chose d’anormal. Il faudra peut-être revoir votre alimentation… Que mangez-vous le plus souvent?

– De la marde… Je devrais manger autre chose?

– Ça pourrait aider…

Je sais, je sais. Vous n’avez pas envie de vous mettre le doigt dans l’anus. Certains y prennent un malin plaisir, mais pas vous. Je vous comprends.

Considérez que je suis, en quelque sorte, un gant en latex. Avec moi, vous ne risquez rien.

C’est peut-être ça, le travail de chroniqueur, au fond… Jouer le sale rôle du gant en latex.

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C’est grave, donc, docteur?

Il m’arrive de le croire, en effet. Il m’arrive de penser que l’idiotie érigée en commentaire sur l’actualité de la part de tribuns payés pour réfléchir le moins possible est un signe alarmant de l’état de santé du corps social.

De la sangria, donc… Des cellulaires. C’est l’argument qu’on reprend à toutes les sauces depuis quelques semaines pour tenter de faire valoir que les étudiants ont les moyens de «faire leur part». Et tout bonnement, on se dit que cette «part» se trouve justement là, dans un pichet de sangria et dans un téléphone cellulaire.

Si ce n’était pas si con, ça pourrait être vrai. En effet, si les étudiants ne mangeaient que des nouilles au beurre, ils pourraient sans doute payer plus cher leurs études.

Moi aussi, d’ailleurs, si depuis des années je ne mangeais que des nouilles au beurre, j’aurais pu payer ma voiture et ma maison beaucoup plus rapidement. Je pourrais aussi financer un artiste qui n’aurait plus besoin de subventions. Ce dernier, aussi, s’il ne mangeait que des nouilles au beurre, pourrait sans doute vivre en vendant 23 aquarelles ou 33 sculptures par année.

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin? Je suis assez certain d’une chose: si nous ne mangions tous que des nouilles au beurre, nous pourrions sans doute abolir tous les services publics et résoudre enfin le vaste problème des dépenses de l’État.

Depuis le temps qu’on cherche des solutions simples! Il fallait y penser.

Maintenant on le sait… Pour des solutions simples, on peut toujours compter sur Richard Martineau…

…Et pour nous démontrer combien il est important de hausser le niveau d’éducation, aussi…

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Si vous saviez, chers amis, tout ce que j’ai appris autour d’un apéritif… Si vous saviez tout ce dont j’ai discuté autour d’un pichet de bière, du cégep à la fin de mes études au doctorat. C’est même ainsi que dans un éclair de lucidité, j’ai finalement compris la définition du phénomène chez Heidegger, et croyez-moi, ce n’est pas rien!

En fait, tout ce que j’ai lu en 10 ans d’université, je l’ai compris assis dans un café ou dans un bar.

Oseriez-vous imaginer ce que seraient les sciences sociales et la philosophie s’il n’y avait jamais eu, dans l’histoire, de conversations dans des bars et des cafés?

J’exagère?

Non… Vous.

Je le dis sans ironie, les discussions dans les bars, les bouffes entre amis où l’on vide une bouteille de pinard jusqu’à tard dans la nuit, où l’on discute de nos lectures, de nos rêves d’étudiants, de nos projets, où l’on forme même parfois des embryons de partis politiques, de cercles d’intellectuels, ce n’est pas un luxe, c’est une pratique essentielle. Les humains ne sont pas des robots dans lesquels on charge un logiciel en mémoire. Ils doivent discuter, se remettre en question, rêver, refaire le monde. Ça semble un peu naïf de le dire, mais il serait encore plus con de le nier.

Demander aux étudiants de renoncer à ça, de devenir des ascètes coupés du monde, sans téléphone (outil qui est désormais l’équivalent d’un abonnement aux diverses publications de presse), programmés uniquement pour absorber un programme d’études, c’est carrément nier le sens même de l’apprentissage en société. C’est refuser aux étudiants d’être des citoyens, ce qu’on leur demande pourtant de devenir en se scolarisant.

On peut être pour ou contre la hausse des droits de scolarité. On peut considérer que la gratuité en éducation est une utopie. On peut faire le constat que nous sommes économiquement dans un cul-de-sac et que chacun doit faire sa part… Dans tous ces cas, on trouvera de bons arguments.

Celui des pichets de sangria et des téléphones cellulaires n’en est pas un.

Et si j’allais jusqu’à commettre un excès de simplicité, allant jusqu’à frôler moi aussi le sophisme, je vous dirais qu’un père qui, devant affronter un budget serré, demanderait à ses enfants de se priver de cellulaire et de sorties, alors qu’il passe lui-même, en cachette, ses vacances à boire du champagne en dépensant le budget familial, ça ne ferait pas très sérieux…