Théologie Médiatique

Lettre à mon ami qui va travailler au Journal de Montréal

Salut […]

Il faisait un peu froid, samedi, quand tu m’as téléphoné. On s’était habitué au climat d’été avant même la fin de l’hiver. Je suis toujours content que tu me surprennes avec un appel à l’improviste. Parce que bon, nous ne sommes pas vraiment des amis. Des bons contacts, tout au plus. Des amis en devenir. Disons les choses comme ça.

Tu m’as fait rire. « Je te téléphone pour te dire qu’on va rester des amis » que tu m’as dit avec ta voix grave et testiculaire… « J’ai été engagé par le Journal de Montréal, Simon… On va être des concurrents ».

J’ai vraiment failli m’éclater la rate. Ça n’a pas trop paru, comme ça, sur le coup, mais je rigolais fort intérieurement.

Demeurer amis??? Tu me prends pour un con ou quoi!?! Non mais!

On va tellement demeurer des amis, mon vieux. On va même peut-être le devenir encore plus.

Car comme tu le sais, ceux qu’on rencontre le plus souvent dans ce sale boulot, ce sont nos concurrents. Et c’est ce qui fait que ce travail n’est pas si mal, au fond… On y fait le ménage. On garde ça propre.

Je suis même content que tu ailles travailler au Journal de Montréal. Chaque fois que quelqu’un que j’estime se faufile quelque part, je n’y vois que du bon. À chaque fois que l’intelligence parvient à se placer dans une case du grand puzzle de l’idiotie ambiante, c’est une petite victoire. Ça me fait sourire et, aussi, ça me calme.

Je l’admets sans ironie et sans amertume, parfois je beurre épais. Pas que moi, mais bon, je parle de ce que je connais. Je beurre épais donc. Eh oui, j’aime pointer toutes les sottises que je peux croiser dans le jaune médiatique. C’est un plaisir vicieux. Je dois l’admettre… Je ne suis jamais parvenu à résoudre entièrement ce problème: ce dont je me moque, je prends plaisir à m’en moquer. Si bien que je pourrais être suspecté de ne pas vraiment vouloir l’anéantir. Je l’entretiens, même. Dans un monde parfait, voire ici un monde tel que je l’imagine, il me faudrait toujours un peu de connerie, sans quoi ce serait drôlement ennuyant. Et toi et moi, on ne servirait plus à rien. Va comprendre.

Je dois aussi te dire autre chose. La niaiserie ambiante, ce n’est pas un journal, ce n’est pas un empire médiatique, ce n’est pas une idéologie. C’est une vaste mosaïque, une courtepointe, une couverture qui nous réchauffe un peu, qui nous sécurise. Moi aussi, j’y occupe une place. Si tu savais ce que je reçois comme courrier chaque semaine pour me dire que je suis dans le champ. Et lorsque je fais le constat optimiste que 90 % des humains sont des cons, je dois me rendre à l’évidence : 100 % des humains obtiennent la même statistique. On se sort de là comme on peut… Le moins con possible, au mieux.

Demain, vois-tu, tu rentreras au boulot. On te dira que je suis un con. Tu pourras leur répondre que je suis ton ami. Ce sera toujours ça de pris.

Il y a quelque chose qu’on oublie, bien souvent, dans le feu de l’action. Alors que nous sommes à la fois des animateurs de foule, des artistes de variétés, des comiques du divertissement, champions du référencement et du positionnement dans la mise en marché de l’actualité, on oublie que nous devons en bonne partie ce que nous sommes devenus au hasard. Nos vies changent au détour des rues, au gré des balades improvisées, aux regards qui se croisent, aux niaiseries inoffensives lancées dans l’air du temps.

Il faudrait être moins qu’un con encore pour ne pas s’en rendre compte : On rame… Le courant, on n’y peut rien. Ou pas grand-chose.

Mais il y a plus important encore. Si vraiment les querelles d’empires médiatiques et les luttes froides du big business peuvent venir à bout de l’amitié, ce jour-là, toi et moi, nous aurons perdu. Et pas que toi et moi. Ce jour-là, on l’aura dans le fion, vraiment profond, l’amitié. Nous serons devenus des bêtes mortes, des morceaux de viande. Et contre ça, je vais me battre jusqu’à la mort, parce que de toute façon, céder sur ce point, c’est déjà mourir beaucoup.

Alors nous allons vraiment demeurer des amis. Peu importe pour qui tu travailles. C’est notre devoir, notre responsabilité même. C’est de la résistance.

Je te dis donc bonne chance mon ami. Bon succès. Je te souhaite le meilleur, du beau, du bon, du drôle.

Je te lirai avec plaisir.

À bientôt!

S.