Théologie Médiatique

Salut, Ève

Salut, Ève,

Comment tu vas?

J’étais content de recevoir ton album il y a quelques jours. Le titre m’a fait rire. Le labeur de la fleur. Drôle parce qu’il y a quelques années, alors que tu débarquais chez moi, tu avais piétiné la moitié de la platebande en barrant ton vélo sur la clôture. Ça t’avait fait rire. Pas moi. C’était pour un café, ou quelque chose du genre, à une époque où tu tentais de rééditer tes deux premiers albums. Pour une raison ou une autre, ça ne s’était pas trop bien passé avec tes premiers producteurs. Vous vous étiez brouillés et tu te retrouvais devant à peu près rien. Il te restait une sorte de beat box, un ordinateur et ton imagination pour repartir par toi-même avec de nouvelles compositions.

Je ne me souviens pas trop comment nous nous sommes connus. C’était à l’époque du Va-et-vient, des Anges vagabonds et des spectacles où nous étions de presque tous les combats pour gueuler, un peu contre tout. On s’est croisé à plusieurs reprises et c’est arrivé comme ça. Nous devions encore écrire nos courriels sur des bouts de papier dans un spectacle pour encourager Khadir alors qu’il se présentait pour l’UFP. Un truc dans lequel François Gourd nous avait embarqués pour aider un ami. Je préparais un album et je t’ai demandé si tu pouvais y collaborer. Tu es venue dans mon atelier dans la ruelle où j’enregistrais à peu près tout ce qui me passait par la tête. On n’avait rien préparé.

— Tu veux que je fasse quoi, au juste?

— Fais ce que tu veux… Genre, chanter.

Ça suffisait. Un peu comme tu le fais toujours, tu es débarquée avec ton entêtement et ton caractère enflammé et c’est sorti comme c’est sorti. Il y avait quelque chose comme de la colère et de l’engagement lorsque tu te mettais à chanter.

On s’est croisé ensuite toujours de la même manière, au hasard des bars et des événements où on allait chanter (enfin, toi tu chantais, moi pas) en compagnie des suspects usuels de la première heure. Encore là, tu étais toujours la même. Je me souviens de t’avoir vue monter sur scène, souvent seule avec ta guitare, pour chanter une chanson que tu avais composée la veille. Toute d’un bloc, sans compromis. Tout le monde y croyait. Pas d’artifices, pas de fla-fla, juste une fille qui chante. Ça marchait.

Le temps a fait son œuvre et tu as continué de ton côté sur ce chemin de l’éternelle émergence et du do-it-yourself. Nous n’avons jamais été de grands amis. De bons contacts, tout au plus, mais ça m’a toujours fait plaisir de te savoir là, continuant de t’autoproduire. De tous ceux que j’ai connus à cette époque, tu es demeurée pour moi l’exemple même d’une combattante qui ne lâchait pas facilement le morceau. Tu mordais. Confinée aux radios alternatives et aux spectacles dans les bars, tu persistais à ramer avec les moyens du bord. Chaque fois que je recevais un communiqué annonçant un album ou un spectacle, je me disais: «Tiens, Ève est toujours là.» Ça me réconforte, ce genre de nouvelles, de savoir qu’il existe des gens comme ça qui continuent de marcher dans la garnotte dans ce drôle de monde où certains se perdent dans les embouteillages de l’autoroute du succès – quand ils ne meurent pas étouffés par leur propre exhaust. C’est du fiable. C’est rare. Trop rare.

Je voulais donc te dire que j’ai reçu ton disque et que ça m’a fait plaisir. Je ne l’ai pas encore écouté. Ma blonde me dit qu’elle a entendu un extrait à la radio. Anyway, je l’ai bien en main. J’ai passé le communiqué à mon bon dude qui s’occupe de la musique. Je lui ai dit qu’il fallait en parler, parce que quand tu sors un album, c’est toujours une bonne histoire à raconter. Celle de la fille qui n’a jamais, à travers les tempêtes de la vie quotidienne, quitté la barque de sa création. À croire que toi et ta barque, c’est sans doute une seule et même chose.

Bon, ce n’est pas tout, ça! J’ai quelques marrons sur le feu. Je dois écrire ma chronique hebdomadaire. Je suis en vacances, je compte donc écrire quelque chose à propos de politique et de champignons. Bon, tu vois, ce genre de truc. J’ose pas ouvrir un journal tellement j’ai peur de me noyer dans un flot de banalités. Ça manque de bonnes histoires, tu ne trouves pas? Seuls les scandales, les morts et les tueurs en série semblent pouvoir nous sortir de notre torpeur. Tu as bien raison de préférer les routes en garnotte.

Lâche pas!

P.-S.: J’ai oublié ton disque à la maison en partant. Je l’écouterai dès mon retour, promis.

@+

S.