On a beaucoup parlé de Matricule 728 depuis une semaine. J’en suis. Remarquez que j’écris Matricule 728 avec une majuscule. C’est son nom. Son nom civique, j’entends. Je ne pense rien de la femme avec un nom et un prénom enrobée d’un uniforme. Elle passerait dans la rue, en bermuda et en t-shirt, que je n’en saurais rien. Ce serait une fille en bermuda et en t-shirt. Une autre. Je ne la connais pas. C’est Matricule 728 qui est venue à notre rencontre à la fin de la semaine dernière et c’est elle qui, bien malgré elle, s’adressait à nous.
Elle a dit bien des choses inadmissibles. Pas pour la fille en bermuda, qui peut bien penser ce qu’elle veut, mais pour Matricule 728, l’individu en uniforme (est-ce un homme, une femme, ou un robot?) qui a pour mission de maintenir la paix. Je ne reviendrai pas sur ses propos, ils ont été largement diffusés. Je n’en retiendrai qu’une seule ligne.
«Fait que là, on va essayer l’intimidation.»
Elle parlait de ce qu’elle allait écrire dans son rapport, des motifs qu’elle allait invoquer pour justifier son intervention à l’endroit des carrés rouges, des artistes, «des mangeux de marde» (sic), des rats.
Assez curieusement, dès que j’ai entendu cette ligne, je me suis remémoré une autre histoire où l’on souhaitait «essayer l’intimidation» à l’endroit des artistes et des carrés rouges.
C’était au printemps dernier, lorsque la ministre de la Culture, Christine St-Pierre, commentait la sortie de Fred Pellerin qui avait refusé d’être sacré chevalier de l’Ordre national du Québec. On le sait, Pellerin portait le carré rouge et se disait peu enclin à recevoir des décorations alors que l’ambiance n’était pas trop à la fête. Invitée à commenter ce refus, la ministre s’exprimait en ces termes:
«Il a le droit de porter le carré rouge, on est dans la liberté d’expression, mais nous on sait ce que ça veut dire le carré rouge, ça veut dire l’intimidation, la violence, ça veut dire aussi le fait qu’on empêche des gens d’aller étudier. Pour nous, c’est ce que ça veut dire et pour une grande grande grande partie des Québécois, c’est ce que ça veut dire.»
«Intimidation» n’est pas un mot choisi au hasard. On a appris cette année ce qu’il signifie dans la triste affaire de Marjorie Raymond, cette jeune fille victime de bullying qui s’est suicidée. On s’est rafraîchi encore la mémoire cette semaine avec l’histoire d’Amanda Todd qui a connu le même destin cruel. C’est ça, les effets de l’intimidation. Des individus qui souffrent, sans répit et sans repaires pour se mettre à l’abri des insultes, une vie de merde rendue merdique par des merdeux, un avenir sans espoir de s’en sortir, qui ne laisse que le suicide comme possibilité, des parents qui pleurent, des camarades ébranlés et une communauté choquée, en deuil.
Tous les destins des intimidés ne convergent pas vers la mort, mais l’idée est là: la crainte, la peur qui rend timide justement, au point de ne plus pouvoir parler, de ne plus avoir le droit de parler, de ne plus croire qu’on pourra parler à nouveau.
Comprenez bien ce qu’on vous dit lorsqu’on «essaye l’intimidation» comme argument pour justifier l’injustifiable: on brandit la peur, la menace, la pire qui soit, celle qui a ébranlé tout le Québec avec le suicide d’une étudiante. L’intimidation, c’est un mal qui mène au silence ou à la mort.
Et c’est ainsi que la mythologie se construit. Chacun peut désormais revendiquer «l’intimidation». On devient alors, comme par magie, une victime innocente, une jeune fille forcée à la timidité au sein d’une famille en pleurs et notre interlocuteur devient un monstre, un sale type incarnant le mal radical. C’est ce qu’allait essayer Matricule 728 à l’endroit de ses victimes. C’est ce que tentait de faire Christine St-Pierre au nom du gouvernement libéral au printemps dernier. Pas plus tard que cette semaine, même Jérôme Landry, animateur bien connu à CHOI FM à Québec, disait avoir été «intimidé» par une chronique de Patrick Lagacé (!)… C’est devenu presque un effet de mode: sitôt que vous pointez les sottises et les niaiseries de telle ou telle personnalité, on vous sort l’intimidation pour vous fermer le clapet.
Cet effet de mode est porteur d’un double vice. D’une part, en tentant de susciter une indignation naturelle envers l’intimidateur, on se dispense d’avoir à expliquer les causes historiques et politiques de ses actions. Il y avait de bonnes raisons de crier des insultes au Matricule 728 alors qu’elle intervenait cavalièrement auprès d’honnêtes citoyens. Fred Pellerin et bien d’autres personnalités avaient aussi de très bonnes raisons de porter le carré rouge et de soutenir le mouvement étudiant. Ces raisons sont politiques, elles ont une histoire, des origines complexes, qu’on tente tout bonnement d’évaporer dans le mythe.
D’autre part, et c’est important, c’est l’intimidation elle-même, la vraie, celle qui mène aux drames que nous avons connus, qui finit par ne plus rien signifier. En mettant sur le même pied une insulte lancée à une policière dangereuse, un carré rouge porté par un poète et un texte d’un chroniqueur pour dénoncer un imbécile, c’est la souffrance réelle des intimidés qui se trouve dévalorisée et indifférenciée.
Du coup, essayer l’intimidation à toutes les sauces est un piège qui nous est tendu et qui mène inévitablement à l’indifférence. L’indifférence envers les causes historiques d’injustices et l’indifférence envers les victimes réelles d’intimidation.
Il vous faudra produire une échelle pour grader l’intimidation ou mandater un commité gouvernemental spécial pour se pencher sur la question. C’est le dossier subjectif par excellence et ce texte en est une nouvelle preuve. S’il suffit d’affubler un individu d’imbécilité pour légitimer l’intimidation, elle n’est pas près de cesser.
Cette échelle existe belle et bien dans la langue française, Max quoiqu’il lui manque quelques barreaux. Dans le cas qui nous préoccupe, nous pourrions parler d’incivilité, de manque de civisme, mais sûrement pas de harcèlement dont l’intimidation est un élément.
Quant à mandater un comité gouverne-mental pour étudier la question, bonne idée! Mais faudra qu’il s’entende sur la question…
Intimidation, c’est une accusation criminelle. Quand elle dit «Fait que là, on va essayer l’intimidation», ça veut dire qu’ils vont essayer de l’accuser d’intimidation, et voir si la Couronne accepte.
moi je verrais bien matricule 728 dans l’octogone contre gsp. je donne pas cher de la peau du bon george.
Sans vouloir défendre Jérome Landry qui est bien capable de le faire lui-même, le fait qu’il ne fasse pas partie de la gauche caviar n’en fait pas un imbécile pour autant, selon l’épithète cinglante que vous lui avez lancée au visage dans cette chronique. Au Québec, il existe une droite populaire, qui gagne du terrain, qui ne fait pas dans la dentelle, mais qui a droit au chapitre quand même, n’en déplaise à vous et à d’autres du haut de votre Plateau.
Gibar de Labeaumeville
Merci, Simon Jodoin, d’avoir trouvé exactement les bons mots pour exprimer le malaise que je ressentais.
Pour ajouter de l’eau au moulin de M. Jodoin qui invoque ce « mal qui mène au silence », pensez aussi à l’ « action en justice visant à entraver la participation politique et le militantisme. Il s’agit le plus souvent d’une poursuite civile pour raison diffamatoire, intentée contre un individu ou un organisme ayant pris parti dans le cadre d’un enjeu public ». (extrait de http://fr.wikipedia.org/wiki/Poursuite_strat%C3%A9gique_contre_la_mobilisation_publique que je vous ‘invite à lire).J’ai personnellement été l’objet d’une telle SLAPP. dont l’objet était de me faire déclarer plaideur vexatoire (plaideur quérulent). Les causes : j’ai exercé plusieurs recours contre la Régie des rentes du Québec, précisément sa division s’occupant des régimes complémentaires de retraite, ses conseillers juridiques, ainsi que contre les administrateurs de mon régime de retraite et de mon ex-employeur. Cela s’est réglé hors cour, chacun demeurant sur ses positions et assumant ses frais. La raison de mes recours: ils enfreignaient allègrement la Loi selon mes connaissances et mes expériences de juriste et les preuves irréfutables obtenues. Mais non, ils ne corrigeaient toujours rien comme si à chacune de mes allégations j’avais tort. C’était à un tel point que j’en étais rendu à me demander si, lorsque je gagnais des causes dans le passé avant d’être à ma retraite, ce n’était pas parce que j’étais du bon bord, celui du patron (Gouvernement du Québec et Université Laval). Bref, dans le passé, on aurait mis un singe à ma place pour représenter ces deux institutions que ces dernières auraient de toute façon gagner leurs causes ! Ils ne m’ont pas eu mais ça cause des dommages. Oui, M. Jodoin, vous avez raison en décrivant ainsi la crainte, » la peur qui rend timide justement, au point de ne plus pouvoir parler, de ne plus avoir le droit de parler, de ne plus croire qu’on pourra parler à nouveau ». Chapeau.
Presque un an plus tard, je trouve ce texte tout aussi éclairant. Je suis frappée par le parallèle entre Matricule 728, policière dysfonctionnelle, et Christine Saint-Pierre, ex-ministre libérale enragée : même malhonnêteté intellectuelle, même abus des mots, même abus de pouvoir. Sur ces plans, pas un carré rouge ne leur arrivait à la cheville.