Il ne se passe pas une semaine sans qu’un collègue ou un ami ne me demande comment nous vivons, au Voir, toutes ces mutations médiatiques, ces virages technologiques, cette mort du papier qu’on a bien annoncée 5789 fois au cours des dix dernières années. «La crise des médias», qu’ils appellent ça: «Alors, chez vous, la crise?» La crise? J’ai aussi demandé à mon boucher la semaine dernière: «Alors, pour toi, la crise, ça se passe comment?»
– Ah, tu sais, ce n’est pas facile pour personne.
– T’es sérieux?
– Sérieux, demande à l’autre à côté qui vend des haricots, c’est pareil.
Je ne sais si un jour on vendra des haricots qu’on pourra manger avec un iPad. Je lui ai demandé ça, aussi. Il ne savait pas non plus.
La crise donc. Elle doit bien durer depuis 2008 cette crise. Et évidemment, un média gratuit, qui se positionne en quelque sorte entre les publicitaires et le lectorat consommateur, se retrouve dans une position assez difficile. Les gens achètent moins, les autres annoncent moins. Le journal amincit. Certainement, il y a aussi la concurrence. Même les grands quotidiens sont désormais distribués gratuitement tous les matins, c’est dire! Ajoutez à cela que le Voir est un média culturel, prenez en compte que ce secteur d’activité vit dans une constante inquiétude budgétaire, et vous comprendrez, si vous savez compter, qu’il n’y a pas de sornettes à se raconter: chaque journée qui passe est un combat.
Plus encore, cette crise financière à laquelle nous avons résisté depuis les cinq dernières années se déroule sur un fond d’éclatement des modèles médiatiques traditionnels. Tout le monde est désormais un média: du musicien autonome dans son sous-sol jusqu’au théâtre institutionnalisé, tous possèdent un organe de publication, créent des contenus et les diffusent. Le fameux modèle annonceurs/médias/lectorat ne tient plus du tout la route. Qui gagne à ce jeu? Facebook et Google, surtout, et tous les fabricants de machins, notamment Apple qui a même réussi le tour de force de créer non seulement le magasin de disque, mais aussi de l’attacher à son appareil. Google à lui seul accumule désormais plus de revenus publicitaires que l’ensemble de la presse écrite américaine.
Comprenons bien ce qui se passe… Les revenus publicitaires se sont déplacés vers quelques conglomérats médiatiques qui ne permettent pas en retour d’assurer une couverture culturelle locale. L’argent détourné vers Silicone Valley ne revient jamais dans les pages de nos médias afin de donner la parole à nos artistes et de mettre en valeur la culture d’ici. Il ne revient même pas sous forme d’impôt! Google et Facebook ne créent aucun contenu, n’engagent personne pour écrire des reportages ou des entrevues, ne donnent pas de contrats à des photographes pour mettre un artiste ou une création en première page. Simultanément, ce nouveau contexte médiatique a aussi fait chuter les revenus des entreprises culturelles. Le consommateur doit désormais s’abonner à Internet, s’acheter un téléphone intelligent et payer pour son divertissement télévisuel.
En somme, l’écosystème culturel local est en train de se dissoudre. L’argent sort d’un côté pour ne plus jamais revenir. Tout au plus, une dizaine de compagnies étrangères accaparent tous les revenus sans jamais retourner quelque valeur que ce soit aux créateurs ou aux médias locaux, sinon des miettes. On assiste à une sorte de Walmartisation culturelle et médiatique où chacun doit accepter de se vendre au rabais.
– Alors, la crise?
– J’ai cherché le mot «haricot» sur Google et je suis fan de la page Facebook de mon fabricant de yogourt.
– Ça va, donc?
– Ça donne faim, c’est tout.
Ouvrir les machines
On rigole, on rigole, mais il faut bien aussi admettre que les médias traditionnels ont été un peu les artisans de leur propre malheur. En favorisant pendant des lustres un modèle éditorial fermé et hermétique, en s’érigeant comme uniques producteurs et diffuseurs de contenus, ils n’ont pas su accueillir de nouvelles voix dites émergentes et ont trop souvent voulu imposer leur modèle publicitaire afin de soutenir leurs propres visées commerciales. La mutation actuelle des médias est ainsi en tout point semblable à celle qui a eu lieu dans le domaine de la musique il y a quelques années: de jeunes créateurs qui trouvent le moyen, grâce à de nouveaux outils, de s’autoproduire et de s’autodiffuser, et un public qui se réjouit de découvrir des moyens de contourner un mode de mise en marché qu’il considère comme périmé.
Bon, vous vous doutez bien que si je vous parle de tout ça, ce n’est pas pour refaire le constat que vous avez lu et relu à toutes les sauces depuis cinq ans. Je voulais vous parler du Voir, justement, pour vous dire que de notre côté, la crise est terminée.
Pour une raison fort simple: nous avons accepté d’ouvrir les machines et de faire une sérieuse mise à jour. Pleurnicher que les petites annonces circulent désormais sur Facebook? Pas notre genre. C’est dans cet esprit d’ouverture que je profite de cet espace qui m’est accordé pour vous présenter notre plan d’action pour la prochaine année.
Boutique.voir.ca
D’une part, nous avons lancé l’an dernier la boutique.voir.ca, un site transactionnel qui nous a permis de complètement transformer notre modèle publicitaire. Je sais, certains souriaient en coin: «Quoi? Le Voir va vendre des cartes pour des restos et des boutiques?»… Eh bien oui, figurez-vous. Avec un immense succès d’ailleurs. Ça tombe assez bien, puisque nous avons toujours été un véhicule rédactionnel et publicitaire pour des boutiques, des bars et des restos de quartier. C’est une autre façon de résister à la walmartisation de la consommation et des médias. Oui, on a envie de se battre pour les commerces locaux. Oui, nous avons envie de vous les faire connaître et oui, encore, c’est pour nous un moteur de revenu.
Blogues et intégration de contenus
C’est aussi dans cette optique d’ouverture que nous avons lancé les blogues du Voir, pour résister au sein d’un média local à cet envahissement de la gratuité à outrance comme modèle d’affaires. Nous avons été les premiers à instaurer un modèle de rétribution équitable pour les blogueurs. Je n’en suis pas peu fier, d’ailleurs, puisque ces blogues sont devenus depuis un réel lieu de débat, un écosystème d’idées qui circulent librement. Il a fallu, pour ce faire, accepter de donner le bouton «publier» — et sans relecture — à des électrons libres. Exit la sacro-sainte discipline éditoriale. J’ai même l’extrême prétention de penser que cette faune de brasseurs et de brasseuses d’idées a joué un rôle important et positif au cours des récents tremblements sociaux que nous avons connus. Il en va de même pour les blogues de nos partenaires qui permettent aux créateurs et aux producteurs de parler directement à nos lecteurs. Un vent d’air frais dans un marché publicitaire demeuré trop longtemps refermé sur lui-même.
Atelier web
Nous allons même aller plus loin dans ce pari pour l’ouverture. Non seulement nous ouvrons nos canaux de diffusion, mais nous faisons de même avec les portes de notre atelier web. Notre équipe de développement se met dès maintenant au service de la communauté culturelle et des commerces de quartier. L’idée est simple: nous prenons en charge la création et le développement web pour nos clients et nous y installons sur leurs sites nos modules de nouvelles et de calendrier, ce qui permettra une communication en temps réel avec les sites du réseau Voir. Nous mettons d’ailleurs en ligne dès aujourd’hui le site de Montréal Complètement Cirque conçu selon ce principe. Ce n’est qu’un début, c’est plusieurs dizaines de sites que nous avons sur notre table de travail et on prend toujours les commandes.
Et le bon vieux papier?
Le lecteur averti aura constaté que tous ces plans ne semblent pas concerner notre bon vieux journal et notre équipe de rédaction. Ahhh! Ils vont annoncer un virage numérique!!! Eh bien non. Sur ce plan aussi, nous avons l’intention de résister. Au sein de cette nouvelle donne médiatique, nous devons défendre avec vigueur, coûte que coûte, l’importance et la valeur d’un contenu éditorial de qualité. Il faut impérativement cultiver et préserver un écosystème de couverture culturelle locale, produite et diffusée par des médias indépendants. C’est dans cet esprit que notre équipe de rédaction demeurera intégralement au sein de l’équipe du Voir et nous allons même lui donner la mission d’écrire beaucoup plus. Un seul changement est prévu: nous allons consacrer nos énergies dans le journal papier à vous offrir des articles longs, plus en profondeur. Tout le contenu chaud, pris sur le vif, sera publié en continu sur le web, ce qui inclut les critiques de spectacle, les nouvelles, les brèves, etc. Dans le bon vieux journal, que nous allons publier deux fois par mois à partir de cet été, nous allons nous consacrer à des dossiers, des reportages et des entrevues de fond, bref, des contenus qui sauront tenir leur place au rythme plus lent du papier.
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Comme vous voyez, c’est loin d’être la fin des haricots! De notre côté, l’ère de la disette est bel et bien terminée.
Un virage numérique, vous dites?
Appelez ça comme vous voulez.
Nous, on appelle ça le Voir.
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En collaboration avec Pierre Paquet, président éditeur
Si Voir veut vraiment aller encore plus de l’avant, et non pas seulement bêtement «résister», il faudra alors que soit constituée – un peu à l’image de ce qu’avait fait Jean Lesage en 1960, à l’aube de la Révolution tranquille – une formidable «Équipe du tonnerre».
Ce qui pourra impliquer un certain émondage ici et là, l’abandon de quelques stères de bois mort inutile et, probablement surtout, la recherche et l’ajout de quelques nouveaux éléments électrisants et qualifiés pour dynamiser davantage le contenu rédactionnel. Que ça pétarade presque hors des textes eux-mêmes…
Enfin, plus important que de mettre le cap dans la direction qu’il faut, c’est d’y aller illico. Le temps presse.
Sinon, pas la peine de faire de beaux projets, cher Monsieur Jodoin…
d’abord, un rappel historique:
le 19 octobre 1969 est publié le premier numéro de « Québec Presse », un hebdo crée par une coopérative syndicale et indépendantiste où bossent plusieurs contestataires plutôt marginaux…tous les secteurs de la vie humaine y sont représentés…on y parle de hockey et de baseball professionnel et on y affiche aussi en première page les numéros gagnants de Loto-Québec. Parmi les collaborateurs, on retrouve Gérald Godin, que certains ignares post-modernes comparent à Amir Khadir…
le 6 novembre 1974, le journal ferme ses portes pour cause de difficultés financières.
Parallèlement, le 28 février 1974, un nouveau quotidien indépendantiste, « Le Jour », le seul au Québec, est mis en kiosque. Il est l’initiative et dirigé par messieurs René Lévesque, Jacques Parizeau et Yves Michaud. Deux ans plus tard, il se transforme en hebdomadaire, sois-disant à cause de difficultés financières mais surtout à cause de divergences idéologiques entre la direction du journal et les dirigeants du PQ…il fermera ses portes peu de temps après la prise du pouvoir par le Parti Québécois.
Ce que je veux mettre en évidence ici, c’est la grande différence dans la progression de ces deux journaux et celle du Voir. Dans les années 70, l’indépendance était LA cause qui ralliait toute la gauche, même dans ses marges. J’entends par là que tout le monde avait quitté les marges pour faire de la grande politique. C’était ainsi, un fait sociologique, culturel et politique incontournable.
Aujourd’hui, le Voir se terre dans les marges, sans doute plurielles, mais éparpillées et sans grand projet politique rassembleur. En plus, il est strictement montréalais, alors que le pluriel québécois, en région comme dans les universités, s’en va vers la mondialisation, y cherchant sa place, un rôle dans une diversité d’activités qui ne sont plus l’apanage des Sciences Humaines…Encore ici, on aura beau protester savamment ou pas, hurler, injurier, il s’agit d’une réalité sociologique lourde, incontournable.
VOIR, c’est depuis dix ans pour moi le lieu , l’empreinte unique de cette continuité dans le temps du journalisme innovateur et prophétique ,pour le meilleur et le pire au Québec. Simon, il ne peut plus encore bien longtemps se regarder le nombril dans les marges plurielles de la gauche montréalaise. Ma crainte et mon pressentiment à son égard est qu’il ne voit pas l’urgence de faire de la politique à grande échelle, de se sortir des marges. Je ne le vois plus , notre VOIR, dans l’horizon numérique, dans deux ans, s’il ne se diversifie pas très rapidement, dans ses blogues comme dans ses domaines d’intérêt divers (politique, culturel et scientifique). C’est pour quand un géologue qui viendrait confronter les fantaisies réchauffistes de Baillargeon…et pour quand aussi des biologistes, des ingénieurs qui sont honnêtes, enfin du vrai monde qui bosse dans les marges plurielles de la droite majoritaire…j’aimerais lire ça de temps en temps…
Bien sûr, le Québec politique est brisé en trois, trois partis politiques brumeux à L’Assemblée Nationale et quelques marginaux ridicules.
Allez voir du côté de « Québec Presse », du « Jour », allez voir dans les archives, et ouvrez-vous au vaste monde dangereux en dehors du Plateau et de l’UQUAM. Tout est là, dans cet ailleurs de nos régions et de nos villages qu’une chroniqueuse du journal « Le Devoir » trouvait encore hier intellectuellement inférieur à l’imprenable solidarité des élites des grandes villes comme Montréal, comme on le voit à la Commission Charbonneau….
T’as raison Simon quand tu dis que VOIR est fréquenté autant par des gens de droite que de gauche…mais je vois que la balance penche de plus en plus à gauche, la minoritaire, l’universitaire l’humanitaire gna-gna tant haï par Pierre Falardeau, et de moins en moins vers la droite, la silencieuse…la marginale, pas celle qui est au pouvoir.
Et c’est quoi l’alternative si VOIR disparaît???… moi ,j’en vois pas…mais l’avenir est peut-être ailleurs…je n’en sais foutre rien et l’avenir, je peux pas dire que c’est mon grand projet…j’ai assez donné…
Bonne analyse de votre part, Monsieur Bourbonnais.
Et nous nous rejoignons certainement du côté de l’urgence…
À méditer, tout ça.
en réalité, c’est bien simple: plus le journalisme se concentre à Montréal, plus il tourne vite sur son lui-même effréné des opinions sans grand rapport avec les faits. Il faut se mettre au devant et au dessus de tout ce qui vit, se bat et meurt, la est la vraie suite des choses payantes dans nos médias.
À quoi bon sortir dans les campagnes, dans les autres pays, pour aller témoigner ailleurs et en doute obligatoire imposé par des étrangers, pour aller constater à ses risques leurs idées , leurs mouvements tortueux, meurtriers, inventeurs, leurs caprices imprévus…alors qu’il est tellement plus simple « d’opinionner » dans la grande ville où tout se concentre et se donne si follement les vertus du vrai.
Voici, en guise de réflexion supplémentaire et prophétique, (à mettre à côté des propos de Francine Pelletier, dans « Le Devoir » d’avant hier), cet extrait de Camus, réfléchissant à la suite d’une citation de Hegel, tiré de ses Carnets-1945-1948.
Hégel » Seule la ville moderne offre à l’esprit le terrain où il peut prendre conscience de lui-même »
Significatif. C’est le temps des grandes villes. On a amputé le monde d’une partie de sa vérité, de ce qui fait sa permanence et son équilibre: la nature, la mer, etc. Il n’y a de conscience que dans les rues! » (Albert Camus)
Et voyez comme c’est vrai ici, où même la campagne et les ailleurs sont immanquablement remaniés et formatés au goût du grand Montréal, une grandeur encore presqu’exclusivement plateaunicienne, dans la manière, le style, la pensée profonde, l’habillement, même…tous mal rasés, les post modernes du Plateau, y’en a marre!!!
Tous les journaux des grandes villes, payants ou gratos, ici comme ailleurs, ne sont plus que des supermarchés d’ opinions empressées,racoleuses ,aussi volatiles dans leurs bonheurs éphémères que dangereuses dans leurs colères éthérées…
Tout ça va finir mal, très mal, je le crains…
Lorsque vous songerez à aller «déverrouiller» votre blogue Cyber-Boom!, cher Monsieur Jodoin, les membres de Voir seront probablement heureux de pouvoir enfin prendre connaissance des commentaires bloqués à la porte, ceux de Monsieur Baribeau ayant été les deux seuls ayant pu se faufiler jusqu’à présent.
Combien comme moi attendent-ils que la porte s’ouvre, je l’ignore. Mais nous avons par contre certainement tous bien hâte d’aller tenir compagnie à Monsieur Baribeau…
(Et vous pourrez effacer ce commentaire une fois le «déverrouillage» fait. Merci, Monsieur Jodoin.)