Théologie Médiatique

Mythes 2.0, webstars et vulgarité

Véritable laboratoire à bonnes idées, l’ONF vient tout juste de mettre en ligne un documentaire interactif conçu et réalisé par François Côté, Marc-Antoine Jacques et David Mongeau-Petitpas intitulé Mythes 2.0, un projet qui s’emploie à décortiquer la création de «mèmes», mot désormais fourre-tout où sont rangés les divers phénomènes viraux qui se répandent sur la toile à la vitesse du «like». Même les moins initiés se souviendront de la fameuse vidéo «Mon père est riche en tabarnak» qui a fait le tour de la planète web en 2011. Il en va de même pour cette inoubliable palourde royale qui avait provoqué un fou rire d’ampleur nationale à l’émission Des kiwis et des hommes, sans doute le segment le plus connu de cette émission qui, sans le web, serait passé tout bonnement dans les archives. Avant même le web social tel qu’on le connaît aujourd’hui, le Star Wars kid qu’incarnait en 2002 Ghyslain Raza, un jeune de Trois-Rivières, avait carrément fait le tour du monde bien malgré lui, sans Twitter et sans Facebook.

Il suffit qu’un moment loufoque soit capté, que quelqu’un le mette en ligne et que quelques allumés s’emploient à le répandre pour créer un véritable phénomène. Certaines expressions passeront même dans l’usage, comme «Mon père est riche en tabarnak», justement, ou encore «Sauf une fois au chalet». Vous avez l’impression que je parle hébreu en lisant ces lignes? Passez voir le site mythes.onf.ca pour en apprendre plus.

Que vient faire le mythe dans tout ça? Allez comprendre. Et c’est peut-être là que ce très beau site entretient un semblant de confusion. Certes, les mythes se répandent en multiples versions — naguère par la tradition orale et aujourd’hui par les médias —, mais tout ce qui se répand n’est pas mythe… Il faudra peut-être un jour interroger les récits que nous racontent ces nombreuses capsules et les divers sens qui pourraient s’en dégager.

Mythe ou pas, en tout cas, dans la foulée de cette conversation, on a voulu aussi parler de webstars, des personnalités qui sont elles-mêmes devenues virales et qui s’emploient à relayer les moindres loufoqueries trouvées sur la toile. On pense volontiers au vlogueur Gab Roy, à Jay St-Louis de pokpok.tv ou encore à Matthieu Bonin qui s’inspire de tout et de rien pour péter sa coche dans de multiples capsules vidéo qu’il diffuse sur Facebook et YouTube. La ligne éditoriale est simple: aucune retenue, aucune censure, ça sort comme ça sort. Ils sont devenus de réels performeurs web qui carburent à l’absence de retenue chronique.

Évidemment, ces fameuses webstars trouveront sur leur chemin quelques détracteurs et analystes de la bonne conscience pour voir dans leur performance un déclin global de l’intelligence. On les accusera bien souvent de sombrer dans la vulgarité et, au mieux, de promouvoir l’imbécillité. C’est en ces termes, d’ailleurs, que Marielle Couture, blogueuse à lapresse.ca, décrivait cette semaine le phénomène Bonin: «Ce qui me fait peur, c’est la bassesse, la vulgarité, l’éloge de la connerie dont il est question ici. Bonin représente à mes yeux le summum de l’énergie mal investie, en plus de nourrir une culture qui valorise l’imbécilité (sic).»

J’aimerais préciser en aparté qu’entre un con qui tente d’avoir l’air d’un type brillant et un type qui joue au con sans qu’on ne sache trop s’il est brillant ou non, je me dis que le second a au moins l’avantage de semer le doute…

Mais bon, l’inquiétude de Marielle Couture ne s’arrête pas là. Il faut savoir qu’il y a quelques semaines, j’ai moi-même approché ce Matthieu Bonin pour intégrer certaines de ses capsules vidéo aux blogues du Voir. Quoi?!? «Cette respectable plateforme d’émergence et d’échange d’idées, continue Marielle Couture, vient d’engager Matthieu Bonin comme vlogueur. Je me demande: sont-ils tant en manque de trafic? Ou cautionnent-ils cet éloge de la connerie?»

Placé devant ce faux dilemme, entre la quête de trafic ou le cautionnement de la connerie, je ne sais trop quoi répondre, sinon «ni l’une ni l’autre». Il se trouve simplement qu’un type comme Bonin a du talent, qu’il joue son personnage de type exaspéré au quart de tour et que s’il fallait bouder les grossièretés, ce serait plusieurs pans de l’histoire culturelle de l’humanité qu’il faudrait mettre au rancart. Dois-je rappeler à tous ces arbitres des bonnes manières que l’histoire s’écrit, aussi, avec l’encre du mauvais goût?

En 1985, Frank Zappa témoignait devant le Sénat américain, prenant position contre le Parents Music Resource Center, une organisation fondée par quatre politiciennes, notamment Tipper Gore qui était à l’époque l’épouse d’Al Gore. La bête noire du PMCR? La culture rock et pop débridée faisant la «promotion» de l’inceste — disaient-ils — du satanisme, de la masturbation, du suicide et autres thématiques inconcevables pour une certaine frange conservatrice américaine. L’organisation avait ainsi dressé un palmarès des 15 pires sales chansons (Filthy Fifteen) alors en vogue. En première position, Darling Nikki de Prince… Au 15e rang, She Bop de Cyndi Lauper. Entre les deux on retrouvait Twisted Sister (We’re not gonna take it, 7e place) et Madonna (Dress You Up, 8e place). Très actif dans ce débat, s’employant à défendre en quelque sorte le droit à la vulgarité et s’opposant à tout contrôle de l’État, Zappa avait été invité à l’émission Crossfire sur CNN. Devant un John Lofton qui se hasarda à le traiter d’idiot, sa réplique fut cinglante: «Tell you what, kiss my ass! How do you like that…?». Et voilà… C’était dit. Embrasse mon cul, Ducon. Moi, je dis ce que je veux.

Ah! Quelle vulgarité! You can’t do that on stage anymore

Vais-je ici comparer Gab Roy, Jay Saint-Louis ou Matthieu Bonin à Prince, Cyndi Lauper et Madonna? Non, mais l’enjeu demeure le même: un nouveau terreau où foisonnent des créateurs qui défoncent les cadres établis du bon goût, qui contournent grâce au web les mécanismes de sélection médiatiques. De ces nouveaux lieux émergera sans doute une foule de nullités, mais aussi, certainement, quelques talents qu’il serait risqué de juger sur l’unique base d’éventuelles vulgarités.