Théologie Médiatique

Euthanasie: ai-je tué ma mère?

Je vous parle assez rarement de ma vie personnelle, mais il y a une dizaine d’années, ma mère est morte.

Après une rémission d’un premier cancer du sein au cours de laquelle elle avait recommencé à vivre normalement, elle est revenue un jour de voyage avec une sorte de cancer d’elle-même. Elle était gonflée comme une montgolfière qui carbure aux métastases. C’était un peu partout et nulle part en même temps. Le cancer du cancer, pour ce que j’en comprenais. Si, pour le premier épisode, elle m’était apparue particulièrement combative, cette fois, ça ne lui tentait plus du tout. Elle passait ses journées assise dans un La-Z-Boy en attendant. Je ne vous dis pas quoi.

Un bon jour, je ne me souviens plus quel fut l’élément déclencheur, il a fallu l’emmener à l’hôpital. Elle n’allait pas en ressortir. On l’a branchée à divers appareils et on l’a bourrée de machins dont j’ignore la composition exacte. J’ai peut-être demandé à une infirmière à quoi tel ou tel cossin pouvait bien servir, mais je n’ai probablement jamais eu l’intention de comprendre la réponse. Elle était branchée, inconsciente la plupart du temps. Lors de ses rares éveils, elle nous lançait un regard à la fois inquiet et désengagé. Elle le savait et on le savait aussi. C’était fini.

À un moment donné, le jour même ou le lendemain, un médecin nous a pris à part. Il nous a expliqué. Le cancer du cancer justement. C’était partout, plus rien à faire. En tout cas, eux ne feraient plus rien. C’était peine perdue. Il fallait attendre, un peu comme elle le faisait dans son La-Z-Boy. Attendre la fin.

— Combien de temps docteur?

Devant la mort, ne sous-estimez jamais votre capacité à poser des questions connes.

— On ne sait pas. Ça dépend d’elle.

À la suite de cet avis, nous nous sommes tous rassemblés autour d’elle. Nous savions ce qui allait arriver. Nous ignorions le temps qu’il faudrait pour se rendre à destination. Allongée la plupart du temps, inconsciente, elle se réveillait occasionnellement dans une suite de soubresauts ponctués de cris bizarres, s’agrippant à l’air ambiant comme si elle avait pu y attraper quelque chose.

On nous avait autorisés à nous rendre au comptoir de service pour demander de la morphine en cas de besoin. On en demandait, ils nous en donnaient sans poser de question. Un sirop dans un gobelet. Ils le savaient et nous le savions aussi. À un moment donné, on ne se demande plus si c’est vraiment nécessaire.

Elle sursautait le plus souvent comme une somnambule, nous regardant droit dans les yeux en émettant des sons saccadés et incompréhensibles. Nous lui donnions alors un gobelet de morphine et elle se recouchait. Je ne sais si elle souffrait, mais peut-être — c’est l’explication la plus plausible — était-ce nous, au fond, qui ne pouvions plus supporter ces reprises de conscience imprévisibles où elle nous apparaissait comme un amas de réflexes désordonnés et cauchemardesques. Et hop!, un gobelet de morphine, et un autre, et encore un autre. Mes souvenirs sont flous, mais on devait bien lui envoyer un gobelet à l’heure.

À un moment donné, j’étais absent pour quelques heures, on m’a raconté qu’elle a lâché une sorte de gros soupir grave et profond. C’était son dernier souffle. Je suis revenu quelques minutes plus tard pour la trouver immobile et éteinte. Ciao maman.

Je vous jure que dans le silence qui nous habitait, j’ai entendu quelque chose comme «enfin!».

C’était peut-être elle qui nous disait au revoir en chemin.

Je l’avoue candidement, je ne sais plus si ma mère est morte d’overdose ou du cancer. Je n’en ai pas la moindre idée. Ce que je sais, cependant, c’est qu’elle ne nous a pas quittés tout naturellement, au bout de ses forces. Elle est morte branchée à des machines, bourrée de produits et imbibée de morphine. Disons qu’on lui a donné un bon coup de main. Elle n’a pas fait ça toute seule.

Pourquoi je vous raconte tout ça aujourd’hui? Je ne sais trop. Sans doute qu’alors que nous discutons collectivement de l’euthanasie, nous sommes plusieurs à avoir rangé dans nos souvenirs ce genre d’histoire, sorte d’underground de la mort assistée, où se bousculent les non-dits et les gobelets de morphine. C’est l’histoire que je raconte toujours quand on me demande ce que j’en pense. Il n’y a pas de réponse simple à une question complexe.

— Êtes-vous pour ou contre l’euthanasie, Monsieur?

— Je ne sais pas… Je me demande si je n’ai pas moi-même tué ma mère.

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Il est temps pour moi de prendre des vacances. Cette chronique fera relâche jusqu’à la fin du mois de juillet! On se retrouve dès le début du mois d’août. Vous pourrez aussi suivre mon blogue sur voir.ca… Même en vacances, je pourrais trouver quelque chose à vous dire!