Théologie Médiatique

Charte des valeurs québécoises: homélie neutre

On a relevé plusieurs antagonismes dans ce débat qui entoure le projet de Charte des valeurs québécoises présenté mardi par le ministre Bernard Drainville. D’abord entre un Québec pure laine, réputé laïc et libéré des excès de foi, et les nouveaux arrivants, suspectés de donner dans l’intégrisme. Ensuite entre les centres urbains, sinon un seul centre urbain, et les régions rurales. Se recoupent dans ces oppositions constantes une certaine vision progressiste, voire moderniste, et une série de positions conservatrices, empreintes de tradition. Tout dans ce débat – les mots, le récit, l’intention, la vision –, semble vouloir niveler vers le moyen et le tiède. Certains disent vers la neutralité.

Une autre opposition, moins apparente, mérite d’être soulevée. Celle entre deux visions religieuses du monde. On se garde bien de la voir, car c’est vers la neutralité, justement, qu’on voudrait nous entraîner. Mais c’est l’éléphant dans la pièce et prenez garde: il va bouger.

Deux visions religieuses et donc deux formes de foi: une qui s’agglutine aux institutions religieuses traditionnelles avec ses rites, ses signes, ses pratiques, l’autre, civique et sécularisée, qui se cristallise de diverses manières autour, notamment, des idéologies politiques et, suivant les lieux et les époques, des diverses institutions temporelles. Tout cela a été dit et démontré à maintes reprises. Il suffit d’observer les grandes machines idéologiques du 20e siècle pour y repérer bien plus que de simples réflexes sectaires. Il s’agissait, pratiquement, de grandes religions, bien implantées, avec leurs textes fondateurs, leurs icônes, leurs rites, leurs prières, leur panoplie de saints et de héros et, surtout, leur certaine vision tragique de l’histoire. L’idée même de révolution est intrinsèquement mythique et laisse paraître à bien des égards une trame judéo-chrétienne. Les modernes ont facilement troqué le schéma Éden/Chute/Rédemption pour sa version sécularisée: Nature/Histoire/Contrat social. La faute à Rousseau, peut-être, encore…

Chassez le religieux et il reviendra au galop, en somme. Il faut bien reconnaître que la foi ne se trouve pas dans les églises. Videz celles-ci et vous n’aurez pas vidé le potentiel religieux des masses et des individus qui les composent. Les âmes sont mobiles, si on peut dire les choses ainsi.

Il faut bien le dire et le redire: tout cela n’a rien de neuf. Il m’est même arrivé, par les soirs de grand froid, de me dire que je radotais. Pas la vieillesse… Plutôt un spleen de l’éternel retour.

Que s’est-il donc passé ici, au Québec? Il serait téméraire de croire que nous avons purement et simplement déserté les églises et fermé les locaux de pastorale pour aller errer dans le vide de la neutralité. Le sentiment religieux, si vif avant la Révolution tranquille, ne s’est certainement pas tout bonnement évaporé dans le néant. La vision tragique du monde s’est déplacée, en bonne partie, vers une foi nationaliste. Pas exclusivement, mais très efficacement. C’est quelque chose que j’ai écrit à plusieurs reprises et il faut bien le redire aujourd’hui. L’Éden, la Chute et la Rédemption ont trouvé écho dans le souvenir d’un passé presque héroïque, une chute dans une histoire tragique où domine le mal et une promesse de rédemption.

L’identité… Nous redeviendrons ce que nous étions, intégralement, en demandant réparation, en nous rachetant. Si nous continuons dans cette voie, c’est à coup sûr vers notre perte que nous irons. Il faut redresser le cours de l’histoire ensemble – enfin, entre nous – et nous nous délivrerons du mal.

Tout, dans ce projet de Charte des valeurs québécoises – le titre seulement! – laisse transparaître cette foi politique, ce récit sécularisé que nous avons sorti des églises pour l’écrire dans un programme politique. C’est un nouveau décalogue qu’on nous propose: «Tu ne porteras point ton cossin qui nous fait chier.» Le spin des idéologues enterre désormais les homélies dominicales. Il faut voir Bernard Drainville, dans sa vidéo explicative presque chuchotée, mettre l’accent sur les mots sacrés: «L’État doit être neutre.» Oui, neutre, dit-il les mains presque jointes.

Mais non, pas neutre. Une prestidigitation s’est opérée, une alchimie idéologique a permis de transformer le sacré et le religieux en neutralité patrimoniale… En «valeurs québécoises»… L’Éden encore… Ne pas oublier l’Éden. Le crucifix, pour nous (et pas pour vous, comprenez-le), c’est ce que nous étions (et ce que vous n’étiez pas, vous qui venez d’on ne sait trop où, comprenez-le aussi!). Souvenez-vous! Nous avons déjà professé nos actes de foi dans nos églises, nous avons déjà manipulé les âmes. On le fait encore, mais ailleurs.

Chose certaine, on nous demande d’y croire – au sens fort du mot. Et pour ceux qui en doutent, un programme a été conçu. Une grande campagne publicitaire pour nous redire ce qui est sacré. Encore là, toutes les stratégies visant à provoquer une adhésion profonde – parlons de conversion – sont mises à profit. Musique tragique, slogans et phrases creuses qu’il faut répéter en se frappant la poitrine. Pardonnez-nous, Monsieur le Ministre, car nous avons péché! Nous avions oublié d’où nous venions. Remontrez-nous la voie. Il n’y a aucun doute dans cette campagne publicitaire: la neutralité religieuse de l’État, c’est sacré. Comme les églises et les synagogues, comme la Bible et la Torah, au même titre et de la même manière. On ne s’en cache même pas. Disons le mot: c’est lumineux.

Alors… Il est passé où, ce potentiel religieux prétendument évaporé depuis la Révolution tranquille?

Il est au même endroit. Il n’a pas bougé. Il est dans les âmes «citoyennes» qui écoutent en ce moment une conférence de presse. Un docteur du spin prépare l’eucharistie. Prenez et mangez-en tous. Ceci est notre corps d’État, livré pour nous. Dans toute cette affaire, il est là le réel antagonisme. Les croyances religieuses ne menacent en rien la neutralité de l’État. Elles menacent sa religiosité identitaire.