Théologie Médiatique

Bonheur quotidien et idiotie dévoilée

Je reconduis tous les matins la petite au coin de la ruelle, où elle s’enfonce vers la cour d’école, avec son sac à dos gros comme une galaxie à moitié ouvert et son lunch trois services. Enfin, si vous la croisez, ne lui dites pas que j’ai écrit «la petite». Elle n’aime pas ça. Elle est grande. Bon, je la laisse au coin de la ruelle, donc, et c’est toujours le même rituel.

— Bonne journée, amuse-toi bien!

— Toi aussi papa.

Et je pars pour m’amuser moi aussi. Un jour, je lui dirai justement qu’on s’amuse vraiment ferme au bureau. Surtout par les temps qui courent. Bon, nous sommes une bande de joyeux drilles qui s’intéressent à la culture et au divertissement, même quand les questions sociales impliquent des «va chier» à la première ministre, des femmes à poil qui se pointent à l’Assemblée nationale, sans compter un ex-policier qui élabore des théories fumeuses. Vous ne pouvez pas savoir combien on rigole.

Je ne sais si vous avez remarqué, mais il y a deux mois, tout allait assez bien. Aujourd’hui, on a un cirque…

Le soir, on recommence.

— Alors, tu t’es bien amusée à l’école aujourd’hui?

— Oui, toi?

— Vraiment beaucoup.

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J’ai bien écouté la discussion entre Djemila Benhabib et Dalila Awada à Tout le monde en parle dimanche dernier. La première, militante bien connue engagée dans un combat contre l’extrémisme musulman et la seconde, jeune étudiante en sociologie qui revendique depuis quelques années une manière libérale de porter le voile, si je peux dire les choses ainsi.

Je n’ai rien contre Djemila Benhabib, remarquez. Elle m’enquiquine un peu, sans plus, lorsqu’elle balance l’anathème de l’idiotie utile à quiconque voudrait tenter de relativiser l’invasion imminente d’un islamisme radical à Montréal. Je dis Montréal, parce que j’y habite depuis 40 ans et que, bon, pour tout vous dire, je doute qu’on puisse envisager une telle chose à Saint-Georges, en Beauce. Toujours est-il que selon elle, porter le voile est une hérésie, un renoncement à la solidarité que nous devrions tous nous imposer, hommes et femmes de l’Occident, pour résister aux soldats d’Allah qui nous assiègent.

C’est un point de vue qu’on peut certainement soutenir. Le voile est un symbole de soumission, ne pas le porter est un symbole de lutte contre cette soumission. Point. Tu as deux choix. Dès que tu dis «oui, mais…», tu es un idiot utile. Disons que ça ne facilite pas la discussion, pour dire les choses simplement.

Oui mais, voilà, à la réflexion, en écoutant cette conversation, donc, je me suis pris le front dans le piège d’un questionnement embarrassant, que je n’ai su dénouer depuis. J’imaginais donc Djemila Benhabib, dépourvue de tout signe religieux, travaillant pour un service public. Disons un CLSC, tiens. Et j’imaginais ensuite un couple se présentant devant elle, un barbu en djellaba accompagné de sa femme voilée, mettons. Non, mieux, mettons le barbu en bermudas, avec un t-shirt et des lunettes fumées. On garde la femme voilée, mais on l’appelle Manon. Manon est née à Repentigny.

— Bonjour madame, on vient pour la pilule du lendemain…

J’ai la très curieuse impression que ce couple ne serait pas servi en toute neutralité, sans égard à ses croyances. Tiens, tiens… Je ne sais pas, je vous le demande. Alors pour Saïd et Fatima… Imaginez un peu! (Allez savoir pourquoi, toutes les femmes s’appellent Fatima ces jours-ci.)

Coquin de sort! L’absence de symbole religieux pourrait elle-même, dans certains cas, symboliser une lutte à caractère religieux. Une lutte radicale, même, une croisade contre les idiots utiles. Il y a du sacré là-dedans.

Je me demande, à force de laisser mariner ce genre de discours dans la saumure de l’opinion publique, combien de radicaux du dévoilement obligatoire nous sommes en train de mettre au monde. Béats, devant leurs écrans ou lisant les grands titres, adoptant la posture de l’urgence dans la lutte et prêts à sortir manifester contre l’ennemi qui nous assiège, quand ce n’est pas pour tenter purement et simplement de le débusquer en croisant des passants sur la rue ou dans l’autobus. Nous sommes médiatiquement à des années-lumière de la laïcité étatique… Nous sommes dans l’herméneutique des symboles où toute personne voilée devient suspecte, c’est ça ou l’idiotie.

Je ne sais pas si j’ai manqué quelque chose, mais il m’avait vaguement semblé que c’était l’inverse qu’on voulait nous proposer en parlant de la laïcité de l’état.

Il faudra bien un jour parler de l’idiotie inutile. Ça aussi, ça pourrait devenir un fléau.