Théologie Médiatique

La femme qui traversait la voie ferrée

Cette femme, Mathilde Blais, 33 ans, est morte frappée pas un camion, en passant à vélo sous le viaduc Saint-Denis. Ça ne pèse pas lourd une femme à vélo contre des tonnes d’acier. On retournera la question dans tous les sens. Une femme sur un Bixi contre un gros camion? Vraiment? Où sont les chances de s’en sortir, au juste? On reparlera – de bon droit  de la cohabitation nécessaire, de l’importance du civisme, du respect des règles, d’être fluorescent, poli, et toutes ces choses. Le rapport entre les cyclistes, les piétons et les véhicules motorisés est un sujet de conversation inépuisable, un peu comme la paix sur terre, surtout quand il y a des morts.

Il faudrait aussi en considérer un autre, qui ne me semble pas moins important.

Qu’en est-il de la cohabitation entre les trains et les citoyens piétons et cyclistes?

Car ce qu’il faut bien voir, et qui n’apparaît pas au premier regard, c’est qu’en fait, Mathilde Blais est morte en traversant une voie ferrée.

Ces passages souterrains «de la mort», comme on les appelle (quand même!), sont les seules voies qui permettent de circuler d’un quartier à l’autre entre Rosemont–La Petite Patrie (RPP) et le Plateau Mont-Royal. Impossible de passer au-dessus. Ces quartiers sont séparés par les rails du Canadien Pacifique, bordés de hautes clôtures pour empêcher toute circulation qui est de toute façon interdite. Périodiquement, des citoyens y percent des trous pour pouvoir passer. On les referme et quelques jours plus tard, les trous réapparaissent. Il existe de part et d’autre de ces voies ferrées quelque chose comme une guérilla de la cisaille.

Or, vous ne saviez peut-être pas, mais, coquin de sort, ce jour-là, fatidique pour Mathilde Blais, le gouvernement du Canada lançait la Semaine de la sécurité ferroviaire, un événement qui vise à informer la population sur la sécurité près des voies ferrées et sur les passages à niveau, en rappelant les risques d’accident et les dangers qui guettent ceux qui s’y aventurent. Pour l’occasion, on annonçait que «Transports Canada versera cette année plus de 9,2 millions de dollars pour apporter des améliorations à plus de 600 passages à niveau partout au pays dans le cadre de son Programme d’amélioration des passages à niveau (PAPN)».

C’est de ces passages à niveau qui n’existent pas encore, de cette sécurité ferroviaire, que je voudrais vous parler justement. Ces endroits où la circulation naturelle entre les quartiers de Montréal se trouve bloquée par des tunnels glauques, sombres et laids. Des endroits où les voitures foncent pour traverser ces tunnels où personne ne se sent en sécurité.

Lorsqu’on analysera les causes de ce tragique accident, c’est au Canadien Pacifique qu’il faudra poser des questions.

Car s’il faut passer dessous la voie ferrée, en se battant contre la circulation automobile et les trous dans les chaussées, c’est bien parce qu’on ne peut passer dessus.

Ce dossier de passages à niveau qui permettrait de circuler de manière plus fluide intéresse tout particulièrement Richard Ryan, conseiller municipal œuvrant sous la bannière de Projet Montréal sur le Plateau Mont-Royal, dans l’équipe de Luc Ferrandez. Il porte ce ballon depuis 2009. Dès qu’il a commencé à fouiller ce dossier, il s’est rendu compte d’une chose: le principal obstacle pour mener à bien ce projet est que le CP ne semble pas du tout avoir envie de collaborer.

Fin 2010, après que les médias en ont un peu parlé et que Thomas Mulcair a adressé ce problème à la Chambre des communes lors d’une séance sur la sécurité ferroviaire, le CP a bien accepté une rencontre avec des élus. En mars 2011, ils envoient ainsi une responsable des communications de Calgary rencontrer notamment Richard Ryan, François Croteau, maire de Rosemont, et le service d’urbanisme de la Ville. Le CP, deux mois plus tard, annonce une fin de non-recevoir, invoquant la sécurité.

Ironiquement, c’est justement de sécurité qu’il est question. Je veux dire… Quand l’alternative à un passage à niveau porte le nom de «passage de la mort», il est difficile de ne pas sourciller.

La suite est connue. Devant ce refus, Richard Ryan planche sur un projet de motion qui sera présenté en juin 2011. Après débat, les élus acceptent de donner un mandat à la division des transports de la Ville afin qu’elle étudie le bien-fondé de passages à niveau sur l’ensemble de la voie du CP. Cette motion précise aussi qu’en cas de refus du CP, la Ville peut faire une demande de médiation auprès de l’Office des transports du Canada (OTC).

Cette étude sera terminée un an plus tard. À l’automne 2012, la Ville fait alors une demande au CP pour réaliser six passages à niveau, dont trois entre le Plateau et RPP. Le CP réitère son refus de collaborer avec la Ville. Conséquemment, une demande de médiation a été présentée à l’OTC en février 2013. Aujourd’hui, on ne sait trop quand une rencontre à ce sujet pourra avoir lieu. «Une séance de travail devait avoir lieu en mars, m’écrit Richard Ryan, puis en avril, et là on ne sait plus, mais ça s’en vient.»

C’est là où nous en sommes, donc.

Faire de la politique sur le dos des morts, c’est très laid, j’en conviens. N’allez surtout pas croire que j’avance ici que ce tragique accident a été causé par les tergiversations d’une compagnie qui ne semble pas déborder d’enthousiasme devant des demandes légitimes de citoyens et de politiciens pour améliorer et moderniser les installations et les voies de circulation dans ce secteur.

Mais en attendant, quand même, une femme est morte en traversant la voie ferrée, le jour même où s’ouvrait la Semaine de la sécurité ferroviaire. De quoi soupirer de tristesse.

Si un jour on construit un passage à niveau à cet endroit, je propose de lui donner son nom.

Passage Mathilde-Blais, la femme qui traversait la voie ferrée.