Le premier ministre Philippe Couillard, soucieux d’employer des mots justes, lançait récemment dans la mare du discours politique une formule plutôt étonnante. Selon ce que rapportait Le Devoir, il aurait déclaré: «L’intégrisme, c’est une pratique religieuse poussée à l’extrême qui tant qu’elle n’enfreint pas les droits des autres […] fait partie des choix personnels de chacun.» Il souhaitait, disait-il, éviter les amalgames avec le «terrorisme», un concept distinct. Oui, bon, acceptons cette distinction, mais encore?
Il n’en fallait pas plus pour que les chroniqueurs de tous les horizons se mettent à réfléchir sur cette épineuse distinction tout en proposant leurs propres intuitions à propos de l’intégrisme. Retenons pour le plaisir l’interprétation proposée par Lise Ravary, invitée à débattre à ce sujet à l’émission du matin de Radio-Canada.
«Un prêtre catholique, disait-elle, c’est un intégriste, parce qu’il pratique sa religion de manière intégrale. C’est ça que ça veut dire. Un bouddhiste qui fait toutes les prières et tout ça, qu’un bouddhiste doit faire, on peut dire que c’est intégriste parce que c’est intégral.»
On nage ici en plein burlesque. Si «intégral» et «intégrisme» ont la même racine latine – comme «intégration» d’ailleurs, nous y reviendrons –, se satisfaire de quelques turlupinades n’aide personne à comprendre l’essence même de cette idée qui nous hante dans l’actualité.
Intégrisme est un mot assez jeune. On ne le retrouve pas, par exemple, dans le dictionnaire Littré. Il s’est imposé dans la langue française à la fin du 19e siècle en Europe et plus spécifiquement au début du siècle dernier en France, au moment où l’Église catholique se trouve en pleine crise de la modernité. On assiste alors à une scission entre les «modernistes», des catholiques souhaitant que l’Église épouse les progrès intellectuels d’époque, et les «antimodernistes», pour qui la modernité était, selon les mots de PIE-X, «le carrefour de toutes les hérésies». C’est ainsi que, selon les qualificatifs qu’un camp adressait à l’autre, on a vu apparaître un débat entre les «intégristes», faisant la promotion d’un catholicisme intégral, et les «progressistes», penchant pour un catholicisme libéral.
L’intégrisme désignait ainsi dès l’origine un «conservatisme intransigeant», réfractaire au progrès et porteur d’un traditionalisme exacerbé en rupture avec la modernité. Ce sens perdure encore aujourd’hui et le mot est passé dans les usages pour désigner, de manière plus large, l’intransigeance idéologique qui ne tolère aucune remise en question.
En somme, l’intégrisme s’inscrit dans une idéologie hors de toute atteinte, in-touchable. C’est le sens qu’on retrouve dès l’origine dans le mot latin integer. Autrement dit: pas touche. La doctrine doit être acceptée entièrement, telle quelle, sans aucune modification possible.
Nous sommes loin ici d’un ascète solitaire qui, dans une grotte, refuse rigoureusement pour lui-même les avancées du monde moderne. L’intégrisme s’inscrit dans un projet social, idéologique et politique, afin de définir des règles de vie en commun. Il ne s’agit pas d’une simple série de pratiques qu’on peut observer ou non, mais bien d’une doctrine qu’on souhaite imposer au corps social.
Lorsque, par exemple, le cardinal Marc Ouellet laissait entendre que l’avortement était une pratique immorale et condamnable par l’Église même en cas de viol – ce en quoi il faisait preuve indéniablement d’un conservatisme à toute épreuve qu’on peut de bon droit qualifier d’intégriste –, on peut se douter un peu qu’il ne faisait la promotion d’une simple conviction personnelle. Il apparaît biologiquement évident qu’il n’était pas lui-même candidat à l’avortement et qu’il n’aura jamais à faire ce «choix personnel».
Ainsi, Philippe Couillard, en voulant servir des leçons de vocabulaire, commet une grave erreur qui mène à bien des incompréhensions. On ne prône pas la voie du conservatisme intransigeant pour soi-même, mais bien pour une communauté de fidèles, un peuple, dont on fait partie. On doit certes accepter, au nom de la liberté d’expression, qu’on puisse tenir un discours intégriste, mais aller s’imaginer que ce faisant on fait un choix strictement individuel, c’est assez mal comprendre le problème qui est posé, ou le contourner sciemment.
Posons tout de même la question que nous pourrions être tentés d’envisager: est-il possible d’intégrer l’intégrisme dans nos sociétés démocratiques?
Nous sommes devant un paradoxe pour le moins embarrassant, car l’intégration suppose qu’il est possible d’incorporer des rites, des usages et des coutumes au sein d’une société, créant ainsi une nouvelle entité sociale, renouvelée, sans doute enrichie mais tout de même entière. C’est le défi que nous devons tenter de relever quant à la diversité religieuse, pour autant que nous ne fassions pas de la laïcité une autre manière d’intégrisme.
Par contre, dès que l’on comprend que l’intégrisme n’est pas qu’une simple opinion personnelle mais bien une idéologie intouchable et inaltérable, l’intégration semble tout bonnement impossible ou, en tout cas, fort improbable. On ne peut pas intégrer ce qui par définition est inaltérable.
La seule chose qu’il nous est possible d’espérer, c’est qu’on puisse toucher les individus qui pourraient être séduits par l’intégrisme. Pour ce faire, il faudra faire plus que de se conforter dans des «choix personnels» et proposer quelque chose comme un projet collectif.
Vraiment intéressant votre édito. Je vous ai suivi jusqu’à » la laïcité une autre manière d’être intégriste « . Je ne crois pas à l’acceptation totale de toutes les religions, partagée par tous, dans la sphère publique. Il me semble que la laïcité est tout de même un moindre mal et peut-être la solution. En tous cas, merci pour votre réflexion et vos connaissances.
J’accepte plus cette définition de l’intégrisme. Là où j’ai des réserves, c’est lorsquon inclus dans la doctrine des positions ou des idées qui n’en font pas partie. Un exemple simple: plusieurs musulmans disent que le Coran ne demande pas aux femmes de se couvrir alors que rien dans le Coran ne l’exigerait. Aussi, comment réagirions nous si le Pape appliquait encore la doctrine en cours au moyen-âge ?
Enfin quelqu’un qui donne publiquement une définition de l’intégrisme et en fait l’historique linguistique.
Couillard a fat montre de son ignorance et de son manque de culture à ce propos. S’il voulait distinguer entre intégrisme et terrorisme, il aurait mieux fait de faire ce que vous avez fait: donner une définition plus précise de l’intégrisme.
On pourrait aussi distinguer entre intégrisme (conservatisme réactionnaire) et fondamentalisme. Et les deux termes avec terrorisme.
Le fondamentalisme, comme concept, est né à peu près à la même époque (un peu antérieur en fait, de pue) que la notion d’intégrisme des catholiques français réactionnaires. Mais cette fois, chez les évangélistes états-uniens, qui cherchaient justement à lutter contre les protestants « libéraux » (voulant adapter leur foi à la modernité), tout en se distinguant de l’Église catholique, qui se présentait à cette époque comme la championne du conservatisme.
Ces évangélistes ont décidé d’aller plus loin encore et, non seulement de s,Opposer aux « idées modernes », mais de revenir aux « fondamentals » du christianisme. C’est-à-dire une version correspondant « disaient-ils) au christianisme des origines et proposent donc un modèle utopistes. Qui a peu de rapport avec la réalité
Ainsi, si les intégristes sont des conservateurs qui rêvent du « bon vieux temps » d’il y a quelques générations, les fondamentalistes proposent une réforme majeure de leur religion pour établir une « utopie » menant à la « perfection » selon une vision très personnelle de cette religion (et en porte-à-faux avec celles de la majorité des croyants). D’où la foule de préceptes étranges qu’ils introduisent. Et cette certitude de détenir LA Vérité.
Et le terrorisme ?
Celui-ci n’a pas vraiment de rapport avec le religion, mais plutôt avec la politique.
La grande majorité des actes terroristes n’ont aucune cause religieuse Selon les rapports d’Europol que j’ai lui, de 2007 à 2013, ont parle de moins de 1% d’attentats, année après année, invoquant des raisons religieuses. Raisons principales des attentats ? Les divers mouvements séparatistes. Suivis par les groupes d’extrême-droite, puis par l’extrême-gauche.
Aux États-Unis, un rapport du FBI parlent de 5% d’attentats terroristes commis par des musulmans (remarquez la nuance: Europol parle de raisons religieuses, alors que le FBI s’intéressent à la religion des coupables et non à leurs raisons). En première place, avec l’essentiel des crimes terroristes ? Les groupes racistes et d’extrême-droite.
Et les fondamentalistes ? Certains recours effectivement au terrorisme, parce que leur projet utopiste est politique. Certains, mais pas tous. Par exemple, les quakers et les mennonites sont des pacifistes affirmés. Les juifs hassidiques ne recourt pas non plus au terrorisme.
A remarquer que les fondamentalistes ne cherchent pas à convertir tout le monde (contrairement à la croyance populaire). Seulement les membres de leur religion. Tout en cherchant à isoler leur communauté des influences extérieures. D’ailleurs, si on analyse les actes terroristes des fondamentalistes, on remarque que le fil conducteur des revendications peut se résumer à « Laissez-nous tranquilles ». Le terrorisme d’Al-Qaïda et de ses rivaux étant né et est alimenté en réaction aux ingérences intempestives des grandes puissances au Moyen-Orient.. On voit le côté politique de ce terrorisme.
L’intégrisme serait selon M. Jodoin « … une idéologie intouchable et inaltérable ». OK. Vous serez donc d’accord pour dire que les juifs hassidiques de Westmount sont des intégristes. Par définition ils ne s’intègrent pas, ils « prône(nt) … bien pour une communauté de fidèles, un peuple, dont ils font partie. » Tout comme les communautés mennonites de l’Ontario. Et pourtant… pourtant ils sont là depuis des dizaines d’années, sans nuire à personne.
Tout le discours confus de M. Jodoin tombe par ce simple fait.
Et dans ce sens, j’ai froid au dos en lisant son dernier paragraphe, où il propose « qu’on puisse toucher les individus qui pourraient être séduits par l’intégrisme »: en prison le juif qui respecte le sabbat? Sous surveillance les membres de l’Opus Dei du Québec? Expulsion des franc-maçons et des Témoins de Jehova, ces autres intégristes souriants du samedi matin??
L’intégrisme est un choix personnel comme le dit le premier ministre. On a le droit d’être raciste, homophobe, fédéraliste ou souverainiste. Par contre on n’a pas le droit d’inciter à la haine des noirs, de tuer des travestis ou de poser des bombes sous les drapeaux canadiens. L’intégrisme n’est pas le danger, le danger c’est le fanatisme qui passe à l’action