Théologie Médiatique

Entrevue avec Charkaoui: mesurer le malaise en clics

La planète média a tremblé vendredi dernier. Adil Charkaoui, aspiré dans le vortex de l’actualité, se retrouvait encore une fois sous les projecteurs. Il y a de quoi, remarquez. Il se trouve que des jeunes soupçonnés d’être partis en balade au pays de la guerre aux infidèles étaient en contact avec ce gentleman qui se présente comme un pédagogue luttant contre l’islamophobie et tentant de prévenir la radicalisation des musulmans. Le moins qu’on puisse dire, au premier regard, c’est que ses méthodes ne semblent pas au point.

La suite est connue: on a trouvé des liens sur son site web qui mènent à des pages un peu louches, les collèges qui lui prêtaient des locaux ont suspendu leurs ententes, il s’est posé en victime d’à peu près tout le monde et il n’en fallait pas plus pour qu’il doive fournir quelques explications sur ses talents de mentor.

C’est ainsi qu’il s’est retrouvé devant Anne-Marie Dussault, à Radio-Canada, dans une entrevue-choc dont on a beaucoup parlé depuis. Je pouvais lire en direct, sur les médias sociaux, l’enthousiasme de mes contacts pour ce grand spectacle télévisuel qu’on aurait pu commenter à la manière d’un match de boxe.

Malheureusement, après plusieurs visionnements, je n’arrive toujours pas à ressentir autre chose qu’un immense malaise face à cette performance médiatique. Car c’était bien ça qui était mis en scène, le malaise. Un malaise d’où on sort un peu plus ignorant et un peu plus en colère… En colère sans doute parce que nous sommes ignorants, et ignorants parce que nous sommes en colère.

Il fallait voir Anne-Marie Dussault sortir des citations d’Abdennour Bidar, sans doute trouvées au hasard dans le Marianne. «Je vais vous citer un grand philosophe musulman de Paris», disait-elle. «Il est très connu», faisait-elle valoir ensuite, comme pour donner du poids à ses propos qu’elle tentait avec peine de rapporter.

Trois minutes plus tard, elle faisait valoir une recherche en profondeur sur le fameux collectif de Charkaoui: «J’ai parcouru pas mal de vos pages, là, de… je les ai ici, on peut aller sur votre site…»

De ce qui est écrit dans ces pages, on n’a rien appris. C’était un accessoire de scène. On a vu une pile de photocopies et plus rien. Il dit quoi ce type, Charkaoui, sur son site? Il enseigne quoi dans ses cours? Allez donc savoir. On s’intéresse ici à ce qu’il ne dit pas: «Nulle part, vous ne condamnez quoi que ce soit.»

Il faut bien dire que Charkaoui excelle justement dans l’art de dire ce qu’il ne dit pas et de ne pas dire ce qu’il dit. «Pourquoi vous me demandez à moi?» demeure sa réponse favorite. Comme un véhicule tout-terrain dans les sentiers boueux, il rebondit sur tout. Il ne semble même pas lui passer par la tête qu’on puisse poser une question au professeur qu’il prétend être.

Finalement, il a fallu se rabattre sur un nombre de clics comme unité de mesure du danger. «Trois clics» pour tenter de mesurer si Charkaoui est pour ou contre la décapitation. Plus tard, c’est devenu «un clic». Plus tard encore, c’était «un ou deux clics». Combien de clics, au juste? Vous cliquez, vous, madame? Moi, oui, beaucoup.

Pour ou contre la décapitation? Des clics? Est-ce qu’on ne rate pas un peu l’essentiel, ici?

Il est question de jeunes qui sont disparus sans laisser d’adresse, qu’on soupçonne d’avoir rejoint les rangs de crinqués du Coran, et votre gros truc c’est de compter des clics?

Vous pensiez vraiment que Charkaoui allait vous dire à la télé que de couper de la caboche sur les dunes, dans certaines occasions et entre amis, ça peut s’avérer fructueux comme moyen de pression contre le complot mondial? Allons… Lui poser ce genre de question, c’est lui donner tous les moyens de détourner l’attention.

C’est en cela que cette entrevue était un condensé de malaises. Elle illustrait à gros traits l’empressement médiatique pour le spectacle de la décapitation dans le désert du très loin là-bas, alors que l’essentiel est ailleurs, moins spectaculaire et exotique, tout près, dans un cégep, où une poignée de jeunes que nous avons échappés étaient encore inscrits il y a quelques semaines. Il fait quoi, Charkaoui, dans son centre communautaire et dans ses cours? Il répond quoi aux jeunes qui s’interrogent sur l’avenir du monde? Et mettons qu’un de ses étudiants, au bout de trois clics, ou deux, ou un seul, se pose des questions sur le djihad ou la décapitation, quels sont les conseils qu’il reçoit de son professeur?

En somme, cette entrevue était beaucoup plus motivée par l’urgence publicitaire d’en découdre avec un personnage de la mythologie médiatique que par le désir de dénouer les problèmes réels auxquels nous sommes collectivement confrontés. On a tenté de débusquer un supposé coquin endoctrineur en lui fournissant tous les attirails de camouflage dont il a besoin.

Les questions qu’on aurait pu se poser demeureront sans réponse.

— Vous êtes pour ou contre le fait qu’on coupe des têtes, monsieur?

— Moi, vous savez, les têtes, je ne les coupe pas, jamais! Je les bourre…