Théologie Médiatique

Joël Legendre: La justice médiatique et l’intérêt public

Ta gueule se vend comme du pouding.
— Fred Fortin, Pop Citron

 

Joël Legendre, l’individu en chair et en os, a payé, dans le monde bien réel, tout ce qu’il avait à payer. Il s’est sorti le zob dans un bois urbain devant un type qu’il croyait aussi motivé que lui pour l’orgasme sylvestre. Ce dernier lui a montré son badge de policier. Legendre a reçu une contravention qu’il a payée, reconnaissant ainsi devant la justice sa culpabilité. Fin de l’histoire. Il est rentré chez lui, sans doute un peu con.

L’intérêt public de cette histoire particulière est pratiquement nul. Apprendre cette mésaventure ne représente aucun avantage pour la collectivité et l’ignorer ne lui causera aucun préjudice. Nous sommes devant un délit sans victime dont les possibles conséquences, si le fautif n’avait pas été pris sur le fait, auraient été moindres que de griller un feu rouge.

Évidemment, devant ce phénomène de sexualité buissonnière, on pourrait bien se poser des questions sur l’administration des parcs, la sécurité, l’aménagement des espaces verts et les désagréments causés aux citoyens lorsque plusieurs amants de la nature, pour dire les choses ainsi, semblent préférer un endroit où ils se rendent régulièrement. Bref, on pourrait de bon droit tenter de cerner la problématique «sociale» et «publique». Mais savoir qu’un individu interpellé par un agent se nomme Jacques, ou Julie, ou encore qu’il a les cheveux châtains ou blonds n’a aucune espèce de pertinence.

Mais voilà, Joël Legendre est connu. Très connu. Et c’est là que se profile une perversion de l’intérêt public qui se réduit à ce qui devrait «intéresser le public». Parlons plus justement d’intérêt du public.

Dans toute cette affaire, c’est peut-être la question qu’on a oublié de se poser: pourquoi Joël Legendre est-il si connu au point de rendre son zob et ses poils de coudes si intéressants pour le citoyen téléspectateur?

Les médias qui carburent au show-business érigent une sorte de monde parallèle où les problématiques sociales d’intérêt public, au sens propre, sont d’une importance secondaire. Ce monde possède sa propre économie du sens. C’est un système de signification qui se suffit à lui même. On peut tout simplement croiser les magazines de vedettes à l’épicerie ou à la pharmacie pour fréquenter cet univers. Vous y verrez des conseils santé de telle ou telle vedette, des trucs pour jardiner, des recettes pour le bonheur, des techniques pour garder la forme, des souvenirs d’enfance racontés avec émotion, des grossesses naturelles ou pas et tant de choses encore, mais dont les titres n’ont de valeur qu’à la bourse du vedettariat. Lorsque vous lisez, par exemple, que Véronique Cloutier connaît une bonne recette de sandwich, le sandwich à lui seul ne signifie plus grand-chose au strict plan alimentaire. Sans Véronique, le sandwich ne peut être consommé, et vice-versa.

Le magazine Échos Vedettes est à ce titre assez bien nommé: il s’agit d’échos, justement. L’écho est une réplication du monde réel, lointaine, hors de portée: vous criez, des vedettes vous renvoient des sons. Vous avez alors l’impression d’entendre votre voix. Mariages, histoires d’amour, intrigues de couples, naissances, régimes amaigrissants, vieillissement; tout est un écho à vos cris. «Mais c’est ma voix, ça! C’est moi que j’entends! Je me reconnais!»

Mais il ne s’agit dans les faits que d’une vaste fiction publicitaire. Tout ceci est fabriqué et mis en marché. L’intérêt public, dénaturé en intérêt du public, n’est plus qu’un vaste bassin de clients potentiels. Les seuls bénéfices qui en résultent sont destinés aux entreprises médiatiques et aux vedettes qui monnaient leurs visages comme s’il s’agissait d’une matière première. Elles vendent leurs gueules, on les achète, on les transforme et on les revend. On fait du fric avec ça, pas mal de fric. Et, hormis l’ébahissement généralisé pour la réclame clinquante qui mène à un sommeil profond des foules, il s’agit du seul effet concret et mesurable de ce secteur commercial.

En somme, et c’est là toute l’ironie de l’affaire, les médias qui revendent aujourd’hui les aventures de Joël Legendre et son zob sous le couvert d’une manière de justice médiatique au nom de l’intérêt public ne font qu’exploiter un peu plus une ressource dont ils disposent et qu’ils ont contribué à créer. C’est de leurs intérêts dont il est question. Le public, lui, n’y gagne rien.

D’où le profond malaise qu’on peut ressentir en lisant certains commentateurs se réclamer de cette justice médiatique en tentant de faire valoir que Joël Legendre avait été rétribué par toutes sortes d’avantages auquel le commun des mortels n’a pas droit. On a parlé de son album de Noël, on a mis sa face partout lorsqu’il a publié un livre de recettes, on lui a donné de l’attention dès qu’il se grattait le coude et on l’a pris en photo à toutes les occasions possibles. On en aurait fait un symbole, une image de type merveilleux et aimé de tous.

Et aujourd’hui, il doit payer. Payer plus que tous les autres qui se branlent dans les parcs dont on ignore le nom, car il a une dette à la banque du vedettariat. C’est un peu ce qu’on nous dit aujourd’hui: il nous doit tout. Pas seulement sa face: son zob, aussi. C’est ce qu’il a de plus précieux. Vouloir garder un secret est un crime capital dans ce monde où les gueules se vendent.

Des questions sans réponses sur la justice médiatique et l’intérêt public

Posons-nous quand même quelques questions qui devraient nous intéresser.

S’il s’agit réellement d’une question d’intérêt public, si cette justice médiatique a un réel impact social tout en agissant pour le bien commun, et non par simple souci mercantile de vendre du divertissement, peut-on savoir comment elle procède?

Est-ce que le citoyen, qui est au final celui pour qui ce tribunal inventé prétend agir, a quelque chose à dire sur ses lois et règlements?

Quelles sont les règles qui s’appliquent s’il y en a? Peut-on voter quelque part? Qui gouverne ce monde parallèle?

Le Journal de Montréal publiait la semaine dernière un récit qui a été fatal à Joël Legendre. Dans un article signé par la journaliste Claudia Berthiaume, on rapportait qu’aucun constat d’infraction pour avoir uriné dans un parc n’avait été remis en 2014 à Longueuil, ce qui contredisait la première explication du principal intéressé. Suivait alors un résumé des événements sans qu’aucune source soit citée. Ce résumé se lisait ainsi :

«De plus, une enquête menée par Le Journal depuis lundi a permis de démontrer que le policier en mission d’infiltration s’est approché d’un homme se touchant les parties génitales par-dessus son pantalon.

Masturbation et flirt

À l’approche du policier en civil, alors qu’ils se trouvaient à environ une dizaine de pieds l’un de l’autre, le contrevenant aurait sorti son pénis de son pantalon et se serait masturbé devant l’agent, selon nos informations.

M. Legendre aurait ensuite initié un flirt sans équivoque avec le policier, lui indiquant qu’il le trouvait à son goût, a-t-on appris. C’est à ce moment que le policier s’est identifié et a interpellé Joël Legendre.

Ce dernier s’est assuré que le policier savait bel et bien qui il était, mettant ainsi à profit le fait qu’il est une personnalité connue.

Ces informations ont d’ailleurs été consignées dans un document officiel.»

Rappelons que c’est sur la base de ce court extrait que Joël Legendre a dû se faire hara-kiri plus tard sur son compte Facebook en annonçant qu’il se retirait de la vie publique.

Toujours est-il qu’il est pratiquement impossible de savoir qui au juste rapporte ces faits et en quoi consiste ce fameux «document officiel» qu’on mentionne de manière un peu vague pour donner du poids à ces propos sortis d’on ne sait où.

Du côté de la Cour municipale de Longueuil, on m’a confirmé que seul le constat d’infraction, qui ne contient pas ce récit, est public. C’est le seul document qu’il est possible de consulter. En ce qui concerne ce «document officiel» qui contiendrait ces informations, on ignore tout bonnement de quoi il peut bien s’agir. Le procureur de la ville de Longueuil m’a pour sa part référé à la direction des communications. Encore là, impossible de savoir ce dont il est question. On m’a donc redirigé vers le chef d’unité de la loi sur l’accès aux documents à la Direction du greffe qui m’a transmis la réponse suivante:

«Au terme des recherches effectuées dans le cadre du traitement de votre demande, nous ne pouvons pas vous donner accès au rapport complémentaire au constat d’infraction 74104946. En effet, le document auquel vous désirez avoir accès se compose intrinsèquement de renseignements personnels concernant des tiers que les articles 53, 54, 56 et 59 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, L.R.Q., c. A2.1 (la Loi) nous obligent à protéger.»

On comprend donc que ce «document officiel» serait en fait le rapport complémentaire au constat d’infraction, mais qu’il est désormais impossible de le consulter intégralement et en substance sans contrevenir à la Loi sur la protection des renseignements personnels. Au téléphone, Thierry Lavoie, avocat chef d’unité à la loi sur l’accès aux documents de la ville de Longueuil a été catégorique : « La seule façon qu’il y aurait de rendre ça public, ce serait que la personne concernée par les documents m’envoie un consentement libre et éclairé. »

Ce n’est quand même pas rien. Selon ce qu’on peut comprendre, dans toute cette affaire, les droits fondamentaux de Joël Legendre auraient été bafoués ou considérés de moindre importance face au besoin de régler son compte au tribunal des vedettes. Cette justice médiatique se situerait ainsi au-dessus des droits de la personne qui régissent le bien commun.

J’ai bien essayé à plusieurs reprises et par plusieurs moyens de joindre la journaliste Claudia Berthiaume pour tenter de savoir comment elle avait pu avoir accès à ce récit qu’elle rapporte dans son article, mais elle n’a malheureusement pas répondu à mes demandes d’information. Silence radio.

Nous sommes donc devant une situation pour le moins curieuse. Cette justice médiatique, qui revendique un rôle essentiel au nom de l’intérêt public, apparaît plutôt opaque et assez peu encline à rendre des comptes.

Cette justice parallèle, on ne sait comment elle procède, on ignore la nature réelle des témoignages qu’elle soumet comme preuve, on n’a aucune idée des démarches qu’elle entreprend pour faire enquête; elle peut interpeller comme bon lui semble les suspects qu’elle appréhende et les critères qu’elle se donne pour livrer des sentences ne sont écrits nulle part.

On connaît par contre très bien en quoi consiste la condamnation. Dans ce cas-ci, c’est une peine de mort médiatique sans équivoque. On ira même jusqu’à dire que le coupable n’a que lui à blâmer.

Un fait embarrassant demeure cependant. Il semble que cette condamnation à mort ait été prononcée en violant les libertés fondamentales d’un individu garanties par les lois du monde bien réel.

La question se pose donc. Si réellement cette justice médiatique agit au nom de l’intérêt public, ne serait-il pas crucial que ce même public puisse comprendre ses règles?

Ou peut-être que tout ça, c’est encore du spectacle.