Théologie Médiatique

L’esprit du X

Il faudrait que je vous parle d’une honte qui m’habite au point de me hanter. Bon, je dors assez bien la nuit, mais dès que je me réveille, je suis confronté à un cauchemar. Vous ai-je déjà dit que j’ai passé la quarantaine il y a un an ou deux? Je dois l’avouer, je suis un X.

Il faudra que je vous raconte ça un jour, comment c’était, à 15 ans, en 1987, à Pointe-aux-Trembles. Le hit de l’année au Québec, c’était Chat sauvage de Marjo. Côté musique du monde, c’était pas mal La bamba. Bon, j’exagère, il y avait bien des bons trucs à écouter, mais on n’avait pas le web, alors il fallait marcher longtemps pour s’en rendre compte.

Si mes souvenirs sont bons, une des rares fois où ça a un peu brassé dans la rue, où on a pu sentir le peuple gronder, c’est lorsque Gun’s and Roses a quitté subitement la scène du Stade olympique en 1992. L’année suivante, en 1993, c’était pour la coupe Stanley. On a les combats qu’on peut.

Tout ça pour dire que je partage un espace historique avec mes compatriotes qui ont entre 35 et 55 ans et qui occupent aujourd’hui pas mal d’espace civique. Disons que l’esprit du X représente maintenant la force de l’âge. Ceux qui en sont imprégnés jouent des rôles bien en vue, on leur a donné des micros, des tribunes, ils occupent même des postes assez enviables au sein d’institutions importantes.

J’y vois trop souvent une génération de ratés amers, déprimée de son anonymat dans l’histoire. Elle n’a connu aucun combat, n’a rédigé aucun manifeste et ne peut témoigner d’une quelconque mobilisation qui aurait pu laisser une trace reconnaissable. Son seul slogan mémorable a été le No Future. Le seul véhicule politique qu’elle a pu créer comme alternative aura été l’ADQ, parti d’un seul homme – aujourd’hui recyclé comme commentateur – désormais dissout dans une sorte de troisième voie aussi inspirante qu’un bonnet de douche. Ma génération a voulu se dissocier de ceux qui sont venus avant – les baby-boomers et la Révolution tranquille – et tente maintenant de couper tous les liens avec ceux qui sont venus après, ceux qu’on appelle les Y, et maintenant les Z.

On le voit bien en ce moment. Pour plusieurs protagonistes issus de l’esprit du X, il faudrait jeter à la fois la Révolution tranquille et les manifestations contemporaines menées par ceux qui sont nés depuis les années 1990. Entre les deux, il y aurait un trou noir auquel il conviendrait de se résigner pour toujours. Tout ce qui est issu de la création des services publics, initiée lors de la période post-Duplessis serait trop lourd, trop embarrassant, trop coûteux. Corollairement, toute reprise d’une contestation du pouvoir serait le fait de jeunes boutonneux gâtés et sans réel discours qu’il vaudrait mieux ne pas prendre au sérieux.

L’actualité depuis quelques années, et particulièrement ces jours-ci, permet de prendre la mesure de cette double négation du passé et du futur dont se réclame l’esprit du X.

D’une part, il faudrait liquider l’héritage politique qui nous a été légué: culture, éducation, système de santé, sociétés d’État, services publics, tout cela serait un échec lamentable, une faillite dont il n’y a plus rien de bon à tirer. Il faut rapidement déposer un bilan. On ne parle pas de quelques optimisations de processus ou d’apporter des correctifs: il est question de faire table rase, complètement, totalement et une bonne fois pour toutes. Vendez tout ça au plus offrant qu’on n’en parle plus.

D’autre part, à ces jeunes qui sortent dans la rue pour revendiquer – même maladroitement –, s’ils reçoivent un missile en pleine poire, on leur donne comme seule solution de demeurer à la maison. Ils n’avaient qu’à rester chez eux. Qu’ils aillent à l’école ou qu’ils se trouvent un emploi, mais de grâce, qu’ils ne viennent pas crier en public pour tenter d’imaginer le monde autrement. Dites un mot plus haut que l’autre et c’est tout de suite la totale: barbares, anarchistes, terroristes, fauteurs de trouble. Le droit chemin où il faudrait marcher est si mince que se gratter le coude vous en fait sortir.

C’est un peu ça l’esprit du X: dépourvus de mémoire, ils sont incapables de rêver. Ils sont condamnés au hic et nunc, au tel que tel, à la banalité de l’instant. Ils s’accrochent, au hasard de la chance, aux artefacts du fait divers pour s’indigner quelques secondes avant de passer à autre chose au gré de la météo médiatique sans en saisir les origines et sans en envisager les conséquences.

Et quand ils sont créatifs, quand ils veulent manifester, ils nolisent des autobus pour aller s’acheter du vin cheap un peu moins cher en Ontario. Pour le X, 10 heures de bus aller-retour, assis comme un con à brûler de l’essence pour épargner 2$, c’est pas mal le sommet de l’engagement politique.

Je vous l’ai dit que j’exagérerais, mais quand même, il y a de ça dans l’air. Comme une fragrance de honte.

On peut dire bien des choses sur la jeunesse qui souhaite manifester et s’inscrire dans le débat public, mais je ne m’explique pas cette haine poussée à l’extrême par certains de mes congénères qui ont été marqués au fer rouge du X. Car malgré toutes les maladresses et les incongruités qu’on peut pointer dans le discours des jeunes qui nous brassent le cocon, il y a au moins une chose qu’il faut dire: c’est qu’en criant un peu fort, en s’indignant, ils ont au moins le mérite de tenter de rebrancher les fils entre les acquis du passé et les projets du futur. Des fils que nous avions coupés. Il faudra les remercier pour ça un jour. Le bruit qu’ils font pourra peut-être combler le silence assourdissant de l’esprit du X qui nous permettait de ronfler dans l’indifférence.

Ceux qui gueulent le plus fort pour qu’ils rentrent chez eux, au fond, désiraient peut-être ne pas être dérangés dans leur sommeil.