Vendredi dernier, Pierre-Olivier Zappa, journaliste à TVA, mettait en ligne sur Facebook une vidéo plus comique qu’inquiétante. On y voyait son collègue Maxime Landry questionnant un jeune collégien, exaspéré par les lacunes démocratiques de l’association étudiante du Cégep du Vieux-Montréal à laquelle il est rattaché. Alors qu’il s’affaire à expliquer devant la caméra les raisons de son découragement, quelques jeunes se pointent, se masquant le visage avec ce qu’ils ont sous la main et l’accusant de ne pas respecter un «huis clos médiatique» qui aurait été voté. J’avoue que j’ai pouffé de rire et que dès que j’y repense, c’est presque un réflexe, ma rate se dilate. Ah, les jeunes cons! Un huis clos médiatique? Et puis quoi encore? Il faut d’ailleurs voir le visage du pauvre bougre qui se voit ainsi accusé de déni de démocratie, presque amusé par son découragement, souriant par dépit devant l’absurde de la situation. Il ne semble pas en revenir. J’aurais aimé être à sa place, un peu comme devant un grand canyon ou une falaise spectaculaire, avec l’air de dire: «Fiou! C’est vraiment creux! Faudrait pas tomber!»
Très convaincus, les jeunes masqués clament le «devoir moral» de ne pas parler aux médias. Il y a quelque chose de séduisant dans cette candeur de l’engagement. Le journaliste tente bien de les convaincre de se démasquer pour s’adresser à la caméra, rien n’y fera.
Autre moment moins comique, toujours la semaine dernière. Dominic Brassard de Radio-Canada mettait en ligne un court extrait audio rendant compte d’une forte opposition de manifestants à l’UQAM alors qu’il tentait avec un collègue de Cogeco d’aller parler aux professeurs. On y entend de la bousculade, ils semblent nombreux à les entourer. Les mots entendus sont sans équivoque: «On veut pas te voir, décâlisse!» Le tout se termine dans une sorte de cri de ralliement: «Bouge, bouge, bouge!», à la manière des policiers qui chassent les manifestants.
Évidemment, à la suite de la diffusion de ces épisodes médiatiques, nous avons été placés devant une belle unanimité: le jeune con masqué a dépassé les bornes. C’est peut-être vrai. En tout cas, il y a de quoi s’interroger.
Mais le jeune con masqué ne signifie pas à lui seul. Il prend place dans un système de signes, une langue que nous pouvons comprendre et où s’opposent des différences.
Si ces histoires de huis clos médiatique et de journalistes bousculés ont une certaine valeur, c’est justement parce que le jeune con masqué est en opposition avec tout et, plus précisément dans ces cas, avec la presse. Parler avec des journalistes, collaborer avec eux et les laisser faire librement leur travail sont autant d’occasions de jouer le jeu des pouvoirs dont on conteste, à tort ou à raison, la légitimité.
Le jeune con masqué n’est pas seul, isolé, signifiant de manière autonome. Prennent place à ses côtés le journaliste, micro à la main, qui veut avoir sa citation-choc pour le bulletin du soir, le vieux con pas masqué qui gueule dans son micro ou se répand dans sa chronique, celui qui fabrique les grands titres, celui qui met tout ce matériel en page, celui qui le vend.
Il est encore moins seul qu’on pourrait le penser, ce jeune con masqué. Le plus récent baromètre des professions, publié par Léger Marketing, paru le mois dernier, nous permet de faire un constat qui devrait inquiéter un peu les travailleurs des médias et plus spécifiquement les journalistes. Ce baromètre, comme on le sait, mesure le niveau de confiance du public envers certaines professions. On retrouve sans surprise en tête de liste les pompiers, les ambulanciers, les pharmaciens et les médecins. Les journalistes se retrouvent au 41e rang sur un total de 54 professions, juste derrière les chefs d’entreprise et suivis de près par les acupuncteurs, les prêtres et les pasteurs.
La tendance semble lourde. De 2009 à 2012, la Chaire de recherche en éthique du journalisme de l’Université d’Ottawa, pilotée par le professeur Marc-François Bernier, a publié un «baromètre des médias» afin d’évaluer la confiance des Québécois envers leurs médias d’information. Pour les journaux, en 2012, 20% des répondants étaient convaincus de plusieurs différences entre les faits et le récit rapporté par les journalistes et mis en forme dans les médias. Seulement 11% croyaient à la véracité pure et simple. La vaste majorité de ceux-ci, 59%, se disaient que le récit rapportait les faits «à peu près» comme ils s’étaient déroulés. Les résultats étaient similaires pour la télévision et dans tous les cas, on notait une lente dégradation de la confiance entre 2009 et 2012.
On peut comprendre les journalistes qui s’indignent avec force face au jeune con masqué qui tente de leur barrer le chemin. S’attaquer à la presse, disent-ils, c’est miner les fondements mêmes de la démocratie et de la liberté d’expression. Cela semble aller de soi, et pour bien des travailleurs de l’information, le seul fait de le proclamer semble suffire pour le démontrer.
Mais nous sommes confrontés à une autre question embarrassante: à supposer que ce soit bien vrai, les journalistes peuvent-ils eux-mêmes envisager les raisons qui ont pu faire oublier leur rôle essentiel de contre-pouvoir dans l’esprit de la population? Il faut quand même accepter de s’interroger: si une presse libre est une condition d’une vie démocratique saine, comment se fait-il que le niveau de confiance envers ceux qui portent cet idéal dans leur travail soit si bas?
À l’occasion du plus récent congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Edwy Plenel, journaliste français fondateur de Mediapart, concluait ainsi un discours qu’on l’avait invité à prononcer:
«Si la presse n’est pas respectable, c’est à nous qu’il faut faire des reproches. Ça veut dire que c’est l’image de notre démocratie qui est en jeu si la presse, indépendamment de son support, quel qu’il soit, parle d’élite de l’information. On n’a qu’à citer Camus, qui vaut pour les idées de votre congrès: “Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude.” Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation.»
On peut bien s’indigner devant le jeune con masqué qui bloque le passage de la presse libre et démocratique et le sommer de montrer son visage pour s’exprimer en public. Mais les mots d’Edwy Plenel invitent à une réflexion beaucoup plus profonde. C’est peut-être aussi et surtout le journaliste qui doit se regarder dans la glace. Comment se fait-il qu’il ne soit pas si respectable? Ceux qui protestent devant les sottises du jeune con masqué sont-ils ceux-là mêmes qui contribuent à la dégradation de la presse?
Et peut-on avancer l’idée que la profession journalistique, dans l’état actuel des médias, soit parmi les plus opaques et que, tout compte fait, il n’y a pas que le jeune con qui soit masqué?
Les stats disent aussi que les gens lisent selement les grands titres et les premières lignes… Alors peu chercherons la genèse. Bien plus simple d’avoir opinion sur le geste que sur le pourquoi.
On pourra bien dire ce qu’on voudra à propos de tous les possibles ou supposés torts de tout le monde. Mais une chose demeure incontournable: le jeune con est… masqué.