Quelque chose de rectangulaire
Qui dans sa main
Émet de la lumière
Oui, bon, ce titre n’est pas de moi. Je le dois à Jérôme Minière. Vous trouverez bien la chanson en cherchant un peu. Je sens que je vous mets quand même au défi. J’aurais pu vous mettre un lien hypertexte pour vous rendre ça facile. Mais hop! Ah! ah! Vous êtes bien embarrassés pour le moment, et moi aussi, car j’écris cette chronique qui doit être imprimée dans un magazine en papier. Avouez quand même que vous n’aviez plus l’habitude. Ça se trouve sur son album Jérôme Minière danse avec Herri Kopter. Je vous le conseille fortement.
Eh oui. Un magazine en papier. C’est ce que vous tenez entre vos mains. Je vous en félicite d’ailleurs. Excellent choix. Vous l’avez trouvé au hasard de votre chemin, sur la table d’un café, dans un commerce près de chez vous. Je n’en sais rien en fait.
Ah, si vous étiez en train de me lire sur le web ou via une application, à l’aide de votre gadget portable favori, je saurais précisément par où vous êtes arrivés ici. Je saurais combien de temps il vous faut pour lire ce texte et passer à autre chose. Quelques secondes bien souvent. Quelques minutes au mieux… Une éternité dans le monde numérique.
Mais voilà, j’ignore tout. Et pas que moi. Personne ne sait que vous lisez ce magazine, sauf si votre voisin dans le bus ou un type à la table d’à côté vous observe.
Cette année, au mois de novembre, Voir va fêter son 30e anniversaire. Et, question de bien marquer le coup, d’être bien dans le vent, nous avons choisi d’abandonner le bon vieux papier journal pour lancer un projet révolutionnaire: un magazine imprimé mensuel!
Vous croyez que je rigole? Un peu, oui. Mais quand même, il y a une certaine forme de résistance dans ce virage. Un refus de suivre simplement le vent. À l’heure où tout le monde se tourne vers la tablette et le portable, comme si c’étaient les uniques solutions médiatiques, nous nous sommes tournés vers ce bon vieux format en papier.
Résistance? Mais résistance à quoi, au juste?
À cette nouvelle idée, qui consiste à s’asservir face aux nouveaux géants mondiaux du numérique. Dire que nous devrions tous migrer vers la tablette, c’est accepter de tout abandonner à une poignée de compagnies telles que Apple et Google, des monopoles mondiaux qui nous dépouillent de toute indépendance. Imaginez un peu si je vous disais que désormais, une seule compagnie dans le monde serait propriétaire de l’usine de papier, de l’encre, de l’imprimerie, du réseau de distribution et des kiosques à journaux.
Imaginez aussi que je vous dise que cette même compagnie saurait exactement ce que vous lisez, à quel moment, à quel endroit.
Ce serait une bien inquiétante hégémonie, n’est-ce pas? On pourrait penser que ce serait un peu comme revenir aux temps anciens, alors que le clergé et les monarques contrôlaient la quasi-totalité des communications afin de se maintenir au pouvoir. Ce serait même, à bien des égards, en tout point contraire aux idéaux de liberté, d’originalité et de diversité que revendiquent avec vigueur les travailleurs des médias et les acteurs du monde culturel.
C’est un peu ce qui est agaçant avec cette idée en vogue voulant que la seule voie d’avenir pour les médias soit de se tourner purement et simplement vers les solutions proposées par les deux ou trois fabricants de tablettes et de portables. On nous parle sans cesse de révolution numérique sans s’apercevoir que cette fameuse «révolution» contribue à édifier une sorte de domination mondiale et totale des communications. Et avec les communications, viennent le commerce local, la culture, le travail des créateurs, les idées, la pensée, les dessins, les images, les textes, les photos… tout!
C’est en ce sens que nous avons la prétention de croire que de continuer de publier un magazine imprimé, gratuit, dédié à la culture et aux artisans locaux, que vous pouvez trouver dans un commerce près de chez vous, c’est un peu de la résistance. Ça ne veut pas dire que nous couperons la tête du monstre, mais ça signifie au moins que nous n’acceptons pas de nous faire bêtement avaler. Il faut au moins essayer.
Voici donc le premier numéro du magazine Voir. Prenez-en deux exemplaires! Gardez-en un pour vous et oubliez l’autre sur la table d’un café, sur le siège d’un autobus, chez un ami! C’est comme ça qu’on partageait des articles avant l’invention du bouton Like.
Il y a dans les pages de ce magazine de quoi vous occuper quelques heures, en paix! J’espère vivement que vous prendrez autant de plaisir à le lire que nous en avons eu à le concevoir.
À lire aussi: Jean-Philippe Cipriani, dossier Médias locaux vs géants mondiaux, à la page XX