Claude Jutra: des mythologies de l’histoire nationale
C’est une erreur mais les joueurs d’accordéon / Au grand jamais on ne les met au Panthéon – Brassens
J’ai bien trois fois lu le chapitre intitulé Les amours de Claude Jutra qu’on peut trouver dans la biographie signée par Yves Lever qui vient de paraître chez Boréal. C’est dans ces pages qu’on peut lire la mention de son attirance pour les jeunes garçons qui vient de plonger le milieu du cinéma et notre mémoire collective dans un foutu pétrin.
Bien franchement, je dois dire qu’au premier regard, je n’y trouvais rien de bien sensationnel. Entre quelques potins paroissiaux trop peu documentés pour qu’on puisse conclure quoi que ce soit et des approximations sauce psycho-pop de l’auteur, j’ai surtout noté les propos de Thomas Waugh, professeur à Concordia et analyste de l’homosexualité dans le cinéma canadien qui présente Jutra comme un «poète de l’apprentissage adolescent» qui «ne peut être extirpé du Jutra dont l’épanouissement érotique dépend d’un engagement dans ce processus». Si on décode bien ces propos opaques, ça laisse entendre que sa libido était un peu le moteur de son inspiration. Jutra aimait les jeunes garçons, il les filmait, il les photographiait et les baisait, même, parfois. En somme, la bandaison allait, pour lui, de pair avec l’inspiration.
Bref, rien qui permettait de se lancer dans une réflexion juridico-légale ou un discours sur les bonnes mœurs. Avec qui? À quel âge? Par quel moyen? Dans quelles dispositions? À toutes ces questions qu’on pose normalement dans un tribunal, on ne trouve aucune réponse dans le livre. C’est d’ailleurs là que se joue toute la maladresse de ces quelques pages qui semblent même presque plaquées pour semer la confusion, car s’il s’agissait, comme on peut le croire, d’un carburant à poésie, d’une réalité intrinsèquement liée à son œuvre; on n’aurait pas eu besoin d’encarter quasiment ses amants adolescents anonymes dans quelques paragraphes qui semblent sortir de nulle part. Si c’est un liant, on le met dans la recette, pas dans le ramequin à côté du plat.
Il a donc fallu poser quelques questions à l’auteur et c’est ainsi qu’on a appris qu’il y en aurait eu au moins un trop jeune pour se satisfaire de la notion poétique et romantique de l’érotisme adolescent. Au terme d’une foire d’empoigne et de réactions à chaud, l’enclume est tombée ce matin: en voilà un qui parle à un journaliste. Il a connu Jutra à six ans et les innocents jeux d’enfants avec le monsieur sont peu à peu devenus des trucs honteux qu’on n’a pas trop envie de raconter à un biographe et qui laissent des cicatrices, c’est le moins qu’on puisse dire. Choisissez les mots que vous voulez pour le dire. Il n’y en a peut-être que cinq qui sont justes: abus sexuel sur un mineur.
Voilà. C’est dit. Ce n’est pas de la poésie, ça.
Ensuite, quoi? Quelle est la bonne solution? Je l’ignore. La ministre de la Culture a demandé à ce qu’on renomme le Gala des Jutra et ses trophées, la cinémathèque annonce que la salle Claude-Jutra sera rebaptisée. Vous feriez quoi, vous, anyway?
En attendant, on pourrait s’interroger sur les mécanismes qui distillent le vécu complexe d’un individu en histoire nationale. Car c’est bien ce qui se joue dans toutes ces discussions. Claude Jutra, l’être humain, qui a vécu 56 ans, nous l’avons transformé en statuette, en idole. Ce faisant, tous les moindres aspects de sa vie sont aplanis par la magie de la canonisation nationale et esthétique. Tous les artisans du cinéma devaient ainsi célébrer leur travail dans la grâce de son nom qu’on prononce comme symbole d’une perfection lisse et brillante, comme une étoile dans le firmament des immortels. Recevoir un Jutra confirmerait une sorte d’excellence.
Toute l’histoire bel et bien vécue de cet humain – qui a vécu 56 ans, plus de vingt mille quatre cent quarante journées, avec sa sexualité, ses vices, ses crimes, ses délits, ses talents, son travail, son appétit, ses humeurs, ses peurs, ses secrets inavouables, ses joies, ses peines, son sommeil, des premières secondes de l’enfance jusqu’à la seconde avant la mort – devrait prendre place dans cette sorte d’archétype de l’excellence désormais fixé dans le temps et dans l’espace.
C’est ce que nous créons lorsque nous transformons des vécus humains en histoire nationale. Le Jutra des trophées, ce n’est pas Claude Jutra. C’est une fiction, une fabrication, un objet qui n’a jamais existé que nous inventons pour nous tailler une sorte de fierté par procuration. À défaut d’affronter les multiples aspérités de la vie humaine qui est souvent trouble, jamais idéale, nous idéalisons des bibelots magnifiques.
Je ne sais pas ce qui fait le plus mal dans ce genre d’histoire. En deçà du comportement répréhensible qu’on découvre avec stupeur après avoir fabriqué la statue, il y a ce symbole qu’on nous arrache et la difficile question sous-jacente qu’il faudrait bien se poser: mais qui, au juste, mérite d’être ainsi canonisé? Et si nous allions fouiller dans tout ce qui n’est pas écrit, dans tout ce qui ne tient pas sur des affiches, des noms de rues ou des trophées, que découvrirait-on? Allons, faisons les comptes. Alignons-les tous, un par un, humain par humain, journée par journée, toute la ribambelle de créateurs dans lesquels nous avons investi notre mémoire collective. À creuser une telle mine de vécus, ne trouverions-nous pas quelques troubles, des filons d’immoralité, de la boue sale et gluante autour des pépites de métaux précieux?
Lorsqu’on déboulonne des monuments, c’est le mythe de la perfection qu’on déconstruit. Plus encore dans le domaine de la création. Car c’est bien ce que nous demandons aux artistes, de sortir du cadre, de vivre l’altérité, parfois le plus radicalement possible et d’en rendre compte par la création. Au-dessus des lois? Aucunement. À ce jeu, certains se font prendre, d’autres non, d’autres encore deviennent impardonnables et seront damnés. Il n’en demeure pas moins que la loi est un cadre et que nous leur demandons bien souvent de briser toutes les limites afin de les canoniser plus tard. Il suffit de revoir Les enfants de Refus global de Manon Barbeau pour comprendre comment cette quête d’absolue liberté dans la création se fait bien souvent au prix de tragédies humaines pour ceux qui côtoient les plus engagés. Ils ont changé le monde, mais vous ne les prendriez pas en pension.
Comment peut-on croire ensuite qu’un moule servant à fabriquer des trophées pourrait contenir ces personnalités? Il est bien évident qu’il faudra limer les bouts qui dépassent sur lesquels, autrement, on se couperait.
C’est peut-être cette fabrication des héros de l’histoire nationale qu’il faudrait remettre en question quand cette tempête sera passée et qu’on aura replacé les meubles. D’où vient cette absinthe qu’on avale pour prendre part au rituel de la messe citoyenne? Cela nous permettrait d’affronter avec sérieux ce que nous sommes, avec toutes nos contradictions. Non, nous ne sommes pas qu’héroïques. Jutra n’était pas une figurine idéale. Voilà. C’est dit. Du coup, on se sent moins con.
J’écris ces lignes et notre premier ministre vient de rendre hommage, lundi dernier, à Louis Riel en louangeant ses «grands sacrifices pour défendre les droits, les libertés et la culture du peuple métis».
Il y a quelques semaines, Mélanie Joly, ministre du Patrimoine, rendait hommage à John A. Macdonald, un fieffé coquin qui a pendu ce même Riel pour «sa vision d’un pays qui valorisait la diversité, la démocratie et la liberté».
Pareil pareil.
Ça aussi, ça devrait nous intéresser. Ces biographies ne viennent pas de paraître.
Cessons d’individualiser le patrimoine collectif. On ne devrait jamais identifier un lieu, un événement culturel ou sportif du nom d’un individu peu importe la valeur de la personne. On se croirait de retour à l’époque de Louis XIV et à l’absolutisme de droit divin. On éviterait ainsi de tomber dans la mythologie. Soyons humble collectivement.
Très bon texte, M. Jodoin.
Reportons-nous au temps où l’Église catholique constituait la religion officielle de l’État, tant dans la chrétienté médiévale que dans le Québec d’antan. À cette époque, la notion de culture n’existe tout simplement pas. Est réputée «artiste» toute personne qui possède un savoir-faire dans quelque domaine que ce soit. Le médecin est celui qui maîtrise l’art de guérir, le chef cuisinier celui qui maîtrise l’art culinaire, le menuisier celui qui maîtrise l’art de la menuiserie, et ainsi de suite. Architectes, sculpteurs, peintres et compositeurs sont aussi des artistes, mais ni plus ni moins que n’importe quelle autre catégorie socioprofessionnelle.
Arrive la Renaissance, puis la Réforme et tout ce qui s’ensuit – y compris, au Québec, la Révolution tranquille. Les sociétés occidentales entament un long processus de laïcisation. Plus on désacralise la religion, plus on ressent le besoin de sacraliser les arts et ce qu’on appelle aujourd’hui la culture. Résultat : l’État québécois ne reconnaît et ne subventionne plus aucun culte, mais il subventionne la culture. Il ne bâtit plus d’églises, mais il édifie des Maisons de la Culture. Et les nouveaux clercs, tournés vers le ministre de la Culture, trouvent qu’il n’en fait jamais assez.
La culture est devenu, en clair, un culte religieux, avec prêtres payés par l’État mais réclamant sur l’État tout pouvoir de le mépriser. D’où, par exemple, cette idée de René Homier-Roy que le comportement de la ministre David face à l’affaire Jutra est «indécent». L’État qui subventionne la culture ne peut prétendre par là avoir le moindre droit sur les créateurs de la culture. Pas plus que l’État, avant la séparation d’avec l’Église, ne pouvait prétendre surveiller le dogme et la liturgie simplement parce qu’il salariait les prêtres et les évêques. La Culture a des droits sur la société subventionnaire, et celle-ci n’a pas plus de droits sur la Culture que le pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. Si la Culture déborde dans des actes pédophiles, le gouvernement en place n’a qu’à s’incliner. Toute résistance est sacrilège, toute répression est un crime contre l’Esprit-Saint, un attentat contre les droits sacrés de l’Église culturelle.
Je me rappelle avoir entendu Chloé Sainte-Marie déclarer en entrevue que le Parkinson et l’Alzheimer constituaient pour Gilles Carle une épreuve plus souffrante que pour les gens ordinaires, étant donné que Gilles Carle, lui, était un créateur et que sa maladie l’empêchait de créer. Tandis que les gens ordinaires… À l’inverse, il semble qu’un pédophile «génial» comme Claude Jutra fasse moins souffrir ses victimes qu’un pédophile ordinaire. Quand cesserons-nous de considérer nos sacro-saints artistes comme des chamans en communication avec un monde transcendant qui les projette hors de notre commune condition humaine? «Mon oncle Antoine», vous savez, ce n’est qu’un film et rien de plus.