Chez les humains
À la suite du décès tragique de Marie Trintignant, battue à mort par Bertrand Cantat en 2003, je n’ai jamais cessé d’écouter Le vent nous portera, colossale chanson dont il avait signé le texte quelques années plus tôt. Je me la repasse encore très souvent, avec toujours cette voix sinistre et secrète qui me souffle à l’oreille: «Tu entends ce qu’il te dit, ce type qui était assez violent pour tuer une femme avec ses mains?»
Ça me bouleverse chaque fois, profondément. Assez pour en pleurer parfois. La chanson était belle et émouvante, elle est devenue tragique, inquiétante, blessante même.
Lorsque Les Charbonniers de l’enfer ont repris en 2010 cette même chanson sur l’excellent album Nouvelles fréquentations, leur interprétation m’est apparue comme un étrange moment de rudesse, sans emballage, que les voix avec la podorythmie, sans flaflas, brute comme la pierre qu’on n’a pas encore taillée. C’est rugueux, c’est inquiétant, ça fait mal.
Il s’en est trouvé quelques-uns pour s’indigner un peu à l’époque. «Est-ce vraiment la pièce idéale pour turluter et taper du pied?» se demandaient-ils… La réponse se trouvait peut-être quelques chansons plus loin sur le même disque, dans le très beau texte de Bienvenue chez les humains signé par Anne Sylvestre.
On est venus sur cette scène
Braves gens qu’ils vous en souviennent
Tous le cœur sur le même côté
Qu’est-ce qui nous a dénaturés
Et fait de nous des étrangers?
Désolés
On n’est pas tous des assassins
Des égoïstes, des gredins
Mais qu’est-ce qui fait de nous des chiens?
Bienvenue chez les humains
C’est pour ce sentiment trouble et le malheur radical qu’elle porte désormais que je réécoute régulièrement Le vent nous portera. Cette chanson est pour moi indissociable du sombre destin de son auteur et de son crime abominable.
Je ne lui érigerais pas un monument, à Cantat. Je l’écoute pour ce qu’il est. Pour vivre ce moment de malaise où la beauté rencontre l’innommable et l’inconcevable. Je pourrais même pousser l’audace jusqu’à vous avouer que c’est en entendant cette chanson, dans le vertige dont elle est indissociable, que ma chérie et ma fille m’apparaissent comme les êtres les plus précieux et que je prends conscience de la fragilité d’un bonheur qui ne tient qu’à presque rien.
Comme si la beauté du monde se mesurait à l’aune de l’horreur humaine.
Je sais… Vous m’avez vu venir, gros comme un train. Je voulais vous parler de Claude Jutra qu’on vient d’épingler de manière posthume pour agression sexuelle sur des mineurs.
L’affaire a fait grand bruit, c’est le moins qu’on puisse dire, et après avoir retiré son nom de tous les lieux publics où on lui rendait hommage, il reste le problème de l’œuvre qu’il nous a léguée. On semble vouloir nous dire qu’elle pourrait survivre dans nos mémoires indépendamment des crimes de son auteur. Elle serait autonome, existant pour ce qu’elle est, et devrait toujours trouver une place au sein de notre patrimoine. On efface Jutra, d’accord, mais l’œuvre aurait toujours la même valeur malgré tout.
C’est une bien curieuse contorsion qu’on tente ici de faire. L’homme serait un criminel, un pédophile, mais l’œuvre, elle, ne serait pas entachée. On la voudrait encore toute propre, immaculée, impeccable, à l’abri du trouble qui habitait son créateur.
C’est tout bonnement éviter une question essentielle: et s’il n’avait pas été un pédophile, Claude Jutra aurait-il tourné les mêmes films? Saurions-nous seulement qui était Claude Jutra?
Voilà une question embarrassante. Il faudra bien se la poser un jour.
Toutes ces tergiversations sur une filmographie magnifique qui devrait demeurer intacte sont une fuite en avant, un aveuglement. Ce n’est pas l’œuvre que nous tentons ainsi de sauver, mais nous-mêmes. Nous ne voulons pas admettre qu’en appréciant les films de Jutra, depuis des années, c’était le point de vue d’un homme capable de commettre des gestes inadmissibles qui nous a séduits. Nous refusons d’y poser un second regard, nous ne voulons pas être troublés. Cachez ce crime que nous ne saurions voir sous du papier d’emballage.
C’est un peu notre rapport à la culture qui se joue ici. Pour quelle raison fréquentons-nous les créateurs et leurs œuvres?
À vouloir à tout prix arracher l’œuvre du vécu qui l’a rendue possible, on a un peu l’impression que tout se résume finalement à un problème d’hygiène. Comme si tout n’était qu’une question de santé publique. On verse du désinfectant sur la plaie pour la guérir. D’ici quelques semaines, rassurez-vous, ça ne paraîtra plus. Prenez un peu de repos et tâchez de vous divertir en pensant à autre chose. Au pire, si ça s’aggrave, on vous amputera.
Mais cette création que nous aimions tant, n’était-ce pas une plaie ouverte au grand jour, justement?
Et si on l’ampute, comment pourrait-elle survivre?
On ne s’en sortira pas. On ne pourra pas arracher l’œuvre de Jutra, l’homme, comme si on lui coupait un bras. Il faudra accepter d’y voir une blessure et de souffrir en la regardant. De trouver ça un peu laid, aussi. La culture n’est pas qu’une collection de beaux moments pour se changer les idées. Bienvenue chez les humains…
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P.-S. Chers lecteurs et lectrices, au nom de toute notre équipe, je souhaite vous remercier chaleureusement pour votre enthousiasme et vos bons mots qui ont suivi la parution du premier numéro de notre magazine. J’ai reçu plusieurs dizaines de courriels ainsi que plusieurs messages sur ma boîte vocale. Je n’ai pas pu répondre à tout le monde, mais sachez que ça nous a fait grand plaisir. Nous avons aussi pris bonne note de vos remarques à propos de la taille des caractères et nous avons apporté des changements. J’espère que cette nouvelle mise en page saura vous plaire. Et n’hésitez jamais à m’écrire pour me faire part de vos idées. Je ne réponds pas toujours, mais je vous lis!