Nommer le mal
On pourrait finir par s’habituer. Aux actes de terrorisme, aux bombes, à la menace. Déjà, je nous sens un peu moins étonnés. D’autant plus que les attentats eux-mêmes se banalisent. Du moins, les explications pointues et spécialisées s’évaporent.
7 Janvier 2015, Charlie Hebdo, on s’attaquait à la liberté d’expression, aux caricatures du prophète, à la presse satirique. 13 novembre 2015, Paris, Bataclan, on s’attaquait aux jeunes dans un concert, ceux qui prennent un verre en terrasse, qui passent une bonne soirée. Bruxelles, 22 mars 2016, on ne s’attaquait plus à personne en particulier. On s’attaquait à tout le monde, ce qui revient au même. Nous sommes passés du symbole très ciblé au quidam anonyme, du choix délibéré au hasard des circonstances.
On pourrait presque parler de sécularisation des attaques. Avec Charlie Hebdo, on visait le sacré, le temple. C’est d’ailleurs ce qu’on disait à l’époque en parlant de la presse libre: les terroristes avaient attaqué les fondements mêmes de la démocratie. À Paris en novembre, c’était la jeunesse, un mode de vie libre, le rituel occidental du vendredi soir.
On vise maintenant le passant dans le métro, à l’aéroport, n’importe où, n’importe quand, le mondain qui ramasse sa valise au hasard du temps et de l’espace est devenu une cible.
On pourrait finir par s’habituer, que je disais. Sans doute par bravade. Mais je ne sais pas au fond. Chose certaine, en quelques jours, nous n’avions plus grand-chose à dire sur Bruxelles. Business as usual. On ne va quand même pas inviter la diplomatie à tous les coups pour défiler dans les rues. Enfin, j’imagine que le roi de Jordanie ou les diplomates d’Arabie saoudite ont d’autres occupations que de se faire prendre en photo et que Nicolas Sarkozy n’a pas grand-chose à gagner à être vu dans les rues de Bruxelles. Ni à Lahore d’ailleurs. Au fait, il s’est passé quoi à Lahore, je ne sais plus quel jour?
D’accord. Je ne sais pas si on va s’habituer. En revanche, on se lassera peut-être. La lassitude, c’est d’être confronté à l’habituel sans jamais s’y habituer. On se fatigue.
Car il faut bien le dire, c’est fatigant. On a un peu l’impression de balayer une plage. Si les attentats se banalisent, les réactions les plus bruyantes, elles, sont devenues carrément banales.
À tous les coups, les mêmes colères. Il faut nommer le mal! Fini la langue de bois, il faut dire les choses comme elles sont! Ça tombait bien d’ailleurs, car Marine Le Pen était de passage au pays au moment des attentats de Bruxelles et que c’est justement son gros truc de dire tout haut ce que personne n’oserait dire. Allez, allez! Dites-le! Suffit la couardise! Ce n’est pas le temps de dessiner à la craie dans les rues et de chanter des chansons en jouant du ukulélé! Au combat! Nommez le mal une fois pour toutes! Cessez de fuir la réalité! Ouvrez les yeux!
OK. Si vous y tenez. Mettons. Nommons le mal. N’ayons pas peur des mots. D’ailleurs, il n’y en a que deux: islam radical. Si c’est tout ce que ça vous prend, on ne va pas se tordre les coudes pour si peu.
Disons-le encore: islam radical. Voilà, maintenant que vous avez les ingrédients de base, vous pouvez fabriquer des phrases. L’islam radical a encore frappé. Des individus endoctrinés par l’islam radical ont commis un attentat. Il faut éradiquer l’islam radical. L’islam radical est incompatible avec la démocratie occidentale.
Vous voyez comme c’est facile. D’une lassante facilité, je dirais. À ça non plus, on ne s’habitue pas.
Le mal étant nommé, on a l’impression d’avoir posé un diagnostic. C’est quoi cette grosse bosse-là docteur? Elle n’était pas là avant-hier! C’est une tumeur madame. Vous avez le cancer. Oh, punaise! Vous pouvez me l’enlever? Mais certainement. Vais-je guérir? Ah, ça, c’est plus compliqué.
Nommer à chaque fois, comme un mantra, l’islam radical en ayant la conviction de résoudre quelque chose, c’est un peu comme tenter de vaincre le cancer en se montrant la bosse à tout vent en répétant: «Vous voyez cette bosse? Eh bien, le médecin m’a dit que c’était une tumeur! Elle est grosse ma tumeur, non? La voyez-vous? Allez, nommez-la! N’ayez pas peur des mots! Regardez-la! Non, mais, quelle bosse! Ça ne vous fait pas peur, vous? Vous n’allez quand même pas me dire que ce n’est pas une bosse!»
Si c’est tout ce qui vous intéresse, fabriquez-vous un costume de mascotte en forme de bosse et allez parader ainsi vêtu sur les boulevards. Ça va, on a compris.
Une fois qu’on a dit ça, d’autres questions apparaissent et pourraient nous sortir de la lassitude.
Vous permettez qu’on les pose? Vous mangez quoi? Vous vivez comment? Vous fumez? Vous buvez? Nous commencerions ainsi une recherche sur les causes, ce qui implique des questions essentielles sur l’alimentation, les habitudes de vie, l’environnement, le stress, le travail et une foule d’autres sujets qui ne sont pas la tumeur elle-même, mais les conditions de son apparition.
Ce sont les questions qu’il faut de toute urgence se poser. Quelles causes ont pour effet que des jeunes se radicalisent au point de commettre des attentats? Ne me répondez pas que la radicalisation existe à cause de la radicalisation. Lâchez-vous la bosse un peu. Ils mangent quoi? Ils vivent où? Dans quelles conditions? Comment gagnent-ils leur vie? Dans quel environnement? Ce n’est pas refuser de nommer le mal que de s’interroger ainsi. C’est tenter de le comprendre pour éventuellement le prévenir.
Ce sera un travail long et difficile. Sans doute le défi de toute une génération. Peut-être même plus. Il y aura des rémissions et des échecs. Des morts aussi, qu’il faudra prendre le temps de pleurer de temps en temps. Ce sont les vivants qui pleurent, sans doute parce que le mal, parfois, il n’y a plus de mots pour le nommer. Un signe qu’on ne s’habitue pas et qu’un peu de silence, lorsqu’il permet de réfléchir, vaut bien une vaine colère.