Souvenirs de vacances
Théologie Médiatique

Souvenirs de vacances

Ça m’est apparu comme ça, il y a quelques mois, un soir où nous allions souper chez les beaux-parents. Comme d’habitude, je cuisine avec Roger, le beau-père. Les filles, sœurs de ma blonde, discutent avec Henriette, leur mère. Le temps de se remettre à jour dans les nouvelles. Les dernières vacances, le boulot, les aventures du quotidien. Roger, lui, aime cuisiner et causer politique. Tous les beaux-pères du monde qui souhaitent gueuler un peu ont besoin d’un beau-fils qui va souper de temps en temps. Je joue ce rôle depuis vingt ans avec intérêt et bonhomie. J’apporte tout ce qu’il faut dans ma glacière: le repas à cuisiner, le pinard, mes ustensiles et quelques bons sujets polémiques que je peux mettre sur la table comme apéritifs. De quoi nous mettre en appétit.

– Hey les gars, chicanez-vous pas!

– On se chicane pas, on discute.

À un moment donné, une fois ces discussions épuisées et le repas prêt à servir, il faut mettre la table. Roger sort un de ses souvenirs de voyage. Une nappe achetée au Mexique à l’époque où il vivait à l’année dans un motorisé. Car Henriette  et Roger, ce sont des aventuriers. Sa carrière de pharmacien, il l’a passée en ski-doo à faire la tournée des dispensaires sur la Côte-Nord, là où il n’y a pas de route. Ensuite, ce fut la Baie-James. Toujours sur la route. Au moment de prendre leur retraite, comme lieu de repos, ils ont choisi la route, encore. Un gros motorisé qu’ils habitaient toute l’année en sillonnant l’Amérique. Cette nappe, c’est un souvenir immobile de cette vie en mouvement que mon beau-père  ressort pour l’occasion.

C’est à ce moment qu’Henriette prend part à notre conversation.

– Wow, Simon! Tu as aussi apporté cette belle nappe! C’est ben gentil!

Roger sourcille, le regard silencieux.

– C’est à toi, cette nappe mon minou. Tu l’as achetée au Mexique.

– Ah oui? En tout cas, elle est très belle!

On dépose les couverts, on place les verres. Rebelote pour la nappe qui séduit Henriette à nouveau.

– Elle est vraiment belle cette nappe que tu as apportée, mon beau Simon! C’est super!

Roger, solide, ne tangue même pas un peu.

– Henriette, c’est à toi la nappe, on l’a achetée ensemble au Mexique.

C’était connu. On en avait parlé à plusieurs reprises. Elle en perdait des bouts. Des petits bouts, au début, et des bouts de plus en plus gros, par la suite. Des plages horaires complètes s’effaçaient. Là, c’était la nappe, le Mexique, les voyages. En mangeant les petits fours, quelques minutes plus tard, elle allait aussi oublier qu’une serviette de table, ça ne se mange pas. Elle la croquait comme si c’était un canapé au fromage.

– Hey, Henriette, mange pas ta napkin là!

À ces épisodes anodins s’en ajoutaient d’autres, plus sombres. Comme la fois où elle a cru que Roger, qui vit avec elle depuis des siècles, était en fait un surintendant. Comme toutes les fois où elle faisait ses valises le matin pour les poser sur le pas de la porte, convaincue qu’elle et Roger n’habitaient cet appartement que temporairement et qu’ils devaient retourner à la maison. Va savoir pourquoi, mais c’est ce qu’elle croyait.

Roger a la chance d’avoir cinq filles, dont deux qui habitent à quelques pas de la maison et qui peuvent lui donner un coup de main. C’est beaucoup pour un seul homme, une amoureuse qui oublie. À chaque moment, chaque seconde, il peut se passer quelque chose d’imprévu. Je me disais, à la blague, que ceux qui n’ont plus de souvenirs peuvent s’étonner de tout constamment. Mais ce n’est pas drôle, car l’étonnement se transforme souvent en stupéfaction, en consternation ou pire, en terreur. Va savoir ce qu’elle va te sortir d’un jour à l’autre. D’autant plus qu’elle oublie même qu’elle oublie. Si vous lui posez la question, pour elle, tout va bien: «Mais non, je n’ai pas oublié, de quoi vous me parlez?»

Tout ça pour dire qu’il a bien fallu aller chercher de l’aide et envisager de trouver un domicile où elle pourrait être encadrée par des professionnels. C’est une phrase bien jolie pour dire qu’il fallait «la placer» dans un CHSLD. Vaut mieux ne pas trop lire les journaux lorsqu’on entrevoit cette option. Ce n’est pas Versailles, pour dire les choses simplement. Tout ça avec le sentiment d’échec qui vient avec, le sentiment qu’on n’est plus capables, qu’on ne sait pas comment, qu’on n’a pas les ressources ou les moyens, malgré les promesses de toute une vie.

Devant la personne qui oublie, c’est le futur qu’on voudrait effacer pour ne jamais l’affronter. Un paradoxe effrayant.

Il a fallu envisager le scénario des vacances. Une place a été trouvée dans un centre de répit, un service d’hébergement temporaire pour des personnes en perte d’autonomie. Roger et ses deux filles sont allés la reconduire, laissant entendre que c’était comme un voyage, un hôtel, un centre de ressourcement, quelque chose du genre. Ça devait durer quelques jours, pour faire un premier essai et permettre à Roger de se ressaisir.

C’était mal connaître Henriette. Quelques heures plus tard, elle avait aussi oublié qu’elle était en vacances. Ils ont rappelé pour qu’on retourne la chercher. Elle tentait de se sauver par la fenêtre. Ils ont dû refuser. Si des professionnels ne pouvaient pas la calmer et s’en occuper, que pourrait donc faire la famille avec une Henriette complètement désemparée? Elle est donc restée là. Avec de l’aide, elle a fini par se calmer. On verra pour la suite. On nous dit qu’elle va mieux.

Il n’y a pas de morale à cette histoire. Pas de fin non plus. On ignore aussi, d’ailleurs, comment elle a commencé. Le temps passe, comme d’habitude. Restent les fragiles souvenirs de vacances.

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