Alice et Gerry
J’aurais aimé vous écrire que je suis un homme. Je ne sais pas trop comment vous dire ça. Je suis né ainsi. Enfin, on me raconte que c’est plus compliqué que ça, mais bon, voilà, je vous le dis comme ça vient. Dans ma famille, j’étais un fils et un frère. Aujourd’hui, je suis un conjoint et un père. Le conjoint d’une femme et le père d’une fille. Je pisse debout, la plupart du temps. Ça fait plus de 40 ans que ça dure.
Ça ne me rajeunit pas, car les plus jeunes m’appellent désormais monsieur.
Est-ce un privilège? Peut-être. Vous me l’avez tellement répété que je veux bien vous croire. D’autant plus que j’ai aussi la chance d’être Blanc, d’avoir les cheveux châtains et les yeux pers et de mesurer 5 pieds 9 pouces, ce qui me place dans la moyenne, sinon dans la majorité. Il doit y avoir une statistique à ce sujet. Je ne suis pas, par exemple, un Noir roux de petite taille. Je suis ordinaire. Je découle platement de l’ordre des choses. Je ne cause aucune surprise.
Bon, d’accord, je vais tout balancer: je suis un homme blanc privilégié. Voilà, c’est dit.
Puis-je quand même vous parler de cette affaire qui se joue sur fond de rapport de force entre les hommes et les femmes?
Je n’ai pas grand-chose à dire de toute façon. Je suis un peu comme tout le monde. J’ignore ce qui s’est passé dans la chambre d’hôtel entre Alice et Gerry. Je ne peux que constater qu’Alice semble désormais totalement désemparée, blessée, amochée, que Gerry m’a tout l’air d’être un fieffé douchebag assez peu poli du boyau et que ceci explique peut-être cela.
Là s’arrête ce que je peux croire.
Et c’est bien triste.
Triste, car Gerry connaît bien la musique. Il n’a rien dit, sauf trois mots: je suis innocent. Il n’a plus parlé depuis. Il sait comment ça marche. C’est un politicien. C’est même un avocat. Il sait comment faire devant un micro. Ferme ta yeule, Gerry. Demain dans le journal, ce sera écrit: «Il clame son innocence». Voilà. Bien joué.
Alice, elle, s’est lancée dans une aventure médiatique peu heureuse, convaincue que la prise de parole à tout vent était la seule voie envisageable. Elle s’est enfargée, elle a raconté trois versions contradictoires et, surtout, elle ignorait qu’elle allait devenir un buffet froid médiatique. En fouillant, on a trouvé qu’elle avait peut-être déjà été une travailleuse du sexe – ouin, pis? – et, au fil de son récit, on s’est rendu compte que certains épisodes étaient cousus de fil blanc. Dit-elle la vérité? Est-ce qu’elle ment sur l’essentiel? Je n’en sais rien, allez donc savoir. Je suis un homme blanc privilégié, pas un médium.
Peu importe ce que je crois ou non dans toute cette histoire, si Alice devait aller se faire broyer dans le tordeur des tribunaux, j’ai bien peur pour elle qu’elle en sorte en purée.
J’ai peur pour elle, mais pour nous aussi. Nous tous. Je veux dire, ok pour la confession de l’homme blanc privilégié, ok pour les colons qui ne savent pas comment se comporter, ok pour les moins colons qui gardent le silence, limite complices, mais à la fin, s’il fallait qu’elle se fasse démolir devant un juge – et comptez sur la défense pour ne pas l’économiser –, qui va gagner quoi? Gerry rentrera chez lui, condamné à la honte éternelle. Dans tous les journaux, ce sera écrit: «Il est innocent». Les connards seront heureux. Alice, elle, aura servi de chair à canon.
Bien sûr, il faut croire au progrès. Peut-être qu’à la longue les mentalités changeront. L’humain sera un peu moins con et l’humaine plus en sécurité. C’est un vaste et grandiose projet. Pas besoin de parader dans les rues pour rêver à ce monde meilleur. Il y a tant de révolutions à faire dans nos propres têtes. D’ici la venue de ce monde meilleur, combien d’Alice devra-t-on sacrifier?
Je n’ai aucun conseil à donner à Alice. On me le reprocherait de toute façon. Mais j’ai quand même quelques questions à poser à ceux et celles qui se posent ces jours-ci comme des chevaliers de la bonne conscience, tous ces justiciers des médias sociaux, saltimbanques de la justice réparatrice et autres martyrs autoproclamés de la parole libératrice au nom de la survivance. Vous tous qui depuis des mois encouragez ces jeunes filles à aller se lancer dans la fosse aux lions, que leur avez-vous proposé, au juste, pour leur économiser ce deuxième viol devant toute la population? Comment sont-elles conseillées une fois qu’elles ont écouté vos incantations et vos formules magiques? En quoi la justice et les rapports de force seront-ils changés au terme de toutes ces défaites? Alice n’est-elle qu’une soldate inconnue dans vos rêves de conquête, la fin justifiant toujours les moyens? C’est bien connu… Ce ne sont pas les morts qui portent les médailles.
Ce qu’il faut craindre, en tout cas, c’est qu’à la fin, il ne pourrait rester que le goudron et les plumes comme solution, et ça, ce ne serait pas exactement un progrès.