Une idée de la beauté
Vous vouliez la voir bien habillée, maquillée, arrangée pour les soirs de gala, avec des vêtements loués pour l’occasion et plus d’une heure de soins de beauté prodigués devant un miroir? Voilà, c’est fait. Elle est là, Safia Nolin, en page couverture de notre magazine, grimée pour les grandes soirées. Eh oui, c’est son majeur qu’elle brandit, comme pour essuyer une larme.
C’est de la provoc, un peu, oui. Mais il y a plus que ça. C’est ainsi que nous avons choisi de terminer l’année et de souffler la bougie du premier anniversaire de ce magazine que nous vous proposons depuis le mois de janvier. Pour quelques raisons qui dépassent un peu la simple provocation.
D’abord, oui, pour Safia, afin de célébrer son talent auquel nous avons toujours cru, bien avant qu’elle fût sacrée «Révélation de l’année» dans un gala. Nous avons voulu la mettre en vedette. Parce qu’elle est belle et que nous l’aimons.
Nous avions commencé ce projet de magazine, vous vous en souviendrez, avec Charlotte Cardin, jeune artiste issue de La Voix, aussi mannequin. Une fille d’une grande beauté, au talent indéniable. Nous bouclons aujourd’hui la boucle avec Safia, sortie de nulle part, aux antipodes de l’idée qu’on se fait généralement de la «jolie fille».
Ensuite, nous avons voulu souligner quelque chose qui nous semble plus important encore. Le look de Safia Nolin a suscité une «controverse» lors du plus récent gala de l’ADISQ. Cette discussion était complètement factice, inventée, alimentée par une poignée de perruches qui, dans les médias, ont su transformer l’art du commérage en gagne-pain. Qu’on roucoule dans les chaumières, cela ne surprendra personne. Qu’on le fasse dans les journaux, c’est autre chose. Il ne suffisait pas de faire une chronique à ce sujet: il fallait en faire 32, en remettre, se rouler dedans, gaver le lecteur comme une oie afin que le foie soit bien gras pour Noël. C’est une cirrhose, jusqu’à l’écœurement, qu’on a déployée pour faire valoir qu’en ce plate pays qui est le nôtre, il y a toujours ben des &?(!* de limites, et le gros bon sens, et toutes ces niaiseries qu’on nous sert, et ne mets pas tes coudes sur la table, ne mange pas avec tes doigts et machin m’as-tu-vu, je pense si bien, moi.
Vos yeules les mouettes. Vos velléités d’entretenir la polémique pour vous garder la tête hors de l’eau dans l’océan de la visibilité, sur votre trip de café matinal pour choisir le sujet du jour qui fera la manchette, c’est de la daube.
Mais qui, au monde, peut considérer que ces discussions sur le look d’une fille qui peut bien faire ce qu’elle veut méritent plus qu’un mot prononcé en secret dans un ascenseur? Il faut être vraiment riche pour avoir le luxe d’ainsi se répandre sur toutes les tribunes en causant esthétique du t-shirt. Cette richesse, cette suffisance érigée en morale, mérite d’être épinglée sur le babillard des grandes insignifiances.
Ce que Safia Nolin a mis au jour, cette année, ce n’est pas son look ou la sacro-sainte liberté poétique. C’est d’abord cette capacité des médias à alimenter quotidiennement, sans vergogne, une machine qui se nourrit d’elle-même. On commence par crier. Les gens crient avec nous. On parle ensuite du cri. Des gens crient encore. Soudainement, on a une affaire, parlons donc des gens qui crient. Pourquoi crient-ils? Voilà un phénomène de société qu’il faut rapporter. Crions donc tous ensemble. Après quelques jours de ce régime, on peut parler de la polémique de la semaine.
Le finger de Safia Nolin, j’aimerais donc qu’il soit aussi le mien. Je lui ai proposé l’idée, sur un coup de tête. Elle a accepté. C’était un peu un cadeau de Noël. Ça l’a fait rigoler. Nous avons passé cette séance photo à chanter ensemble toutes les chansons de Rendez-vous doux de Gerry Boulet. Un grand moment. J’en garderai un souvenir mémorable. C’était aussi un cadeau que je me faisais, à moi, égoïstement. Un majeur que j’aurais voulu brandir moi aussi, comme pour essuyer une larme encore, à toutes ces fausses polémiques, ces grands drames que l’on invente pour faire rouler la machine à imprimer des cris qui résonnent comme du silence.
En lançant notre magazine, en janvier, avec Charlotte Cardin en première page, nous disions à l’époque que c’était un statement. Que pour nous, il n’y avait pas lieu de snober des artistes qui tentent leur chance à La Voix. Nous disions aussi que la frontière entre la culture «alternative» et «grand public» était désormais poreuse et que c’était tant mieux comme ça.
Nous terminons l’année en disant que même ceux qui avancent sur des avenues hors-norme, que ce soit par le choix de leurs vêtements, le corps que la nature leur a confié ou leur personnalité forgée au hasard des sentiers du vécu, n’ont pas à subir les foudres des esthètes du dimanche qui sont à l’ère du temps ce que les chanoines étaient aux salles de classe où on apprenait naguère le catéchisme à coups de règles sur les doigts.
Enfin, pour conclure cette dernière chronique de 2016, permettez-moi de faire un souhait. Un vœu tout con, pour vrai. La beauté est parfois fausse. Je nous souhaite un peu de vérité. Combien sont-ils, bien habillés, propres, souriants, à nous mentir, à nous entuber avec du lubrifiant parfumé? Cette année s’est soldée par ce grand slogan du great again aux États-Unis, cette grande beauté qui ne demande qu’à redevenir magnifique. Et que dire de ces nouveaux menus dans les CHSLD, d’une grande beauté aussi. Et tous ceux qui applaudissent, en riant, avec des nappes blanches et des verres propres… Ils ont tellement de beaux vêtements.
Heurter la beauté, c’est aussi, souvent, fracasser le mensonge.