Mon ami Bonin
Théologie Médiatique

Mon ami Bonin

Mon ami Bonin, c’est peut-être votre ami à vous aussi. Je veux dire… Peut-être qu’il est votre ami Facebook. Tout le monde ou presque le connaît. Il y a sept ans, en 2010, il a commencé à faire des vidéos sur Facebook et YouTube dans lesquels il «pétait sa coche». Il criait, vociférait sur tous les sujets, avec une énergie peu commune. Du charme aussi. Il a fait la pluie et le beau temps. L’air de rien, avec son téléphone, il s’est taillé un auditoire de plus de 150 000 personnes. Un public fidèle avec qui il interagissait quotidiennement, tout seul, comme un con. En 2013, je le rencontrais pour la première fois. Je lui avais offert un blogue au Voir. Ça n’a pas duré. Il a ensuite continué sa route, en solo sur Facebook et, un peu plus tard, comme protagoniste d’une émission à MusiquePlus.

Vous ne connaissez pas Bonin? C’est possible. Mais je vous jure, il suffit de marcher quelques minutes avec lui pour prendre la mesure du phénomène qu’il est devenu. C’est la totale. Pas moyen de faire trois pas sans se faire arrêter par un jeune branché qui veut obtenir un selfie en sa compagnie. Des gens en voiture crient «BONIN!» par les fenêtres en nous croisant. C’est comme ça tout le temps.

Mon ami Bonin, c’est une vedette du web. Un type qui, à 20 ans, s’est ramassé sur une scène grande comme son téléphone portable. De n’importe où, à n’importe quel moment, il pouvait rejoindre son auditoire en quelques secondes. Un auditoire plus grand que la vaste majorité des shows télé.

Comme je vous disais, avec le temps, c’est devenu mon ami. C’est un chic type que j’aime pour vrai. Un peu intense, mais jamais faux. Je préfère l’intensité de la vérité à la tiédeur de l’imposture. Mon ami Bonin, c’est un vrai. C’est sans doute ce qui lui a valu ce succès sur le web. Un succès qui l’a rongé à petit feu. Il y a un an, vidé, épuisé, en burn-out, il est rentré d’urgence à l’hôpital. Il était en train de devenir fou, complètement paniqué. On lui a donné un diagnostic – bipolaire machin puissance cosmos – et 12 boîtes de pilules. Il a tout raconté ça dans un livre qu’il vient tout juste de publier: Péter sa coche: journal d’une vie sauvée. Je ne l’ai pas lu. Bonin, c’est mon ami, je n’ai pas besoin de lire son livre. J’aime mieux jaser avec lui.

Il nous est arrivé avec cette idée, à moi et d’autres amis, un matin, après être passé par tous les labyrinthes du système de santé: «Je vais écrire un livre!»

Vous dire comment nous avons rigolé. Bonin? Un livre? Dude… C’est souvent comme ça entre nous. On le connaît bien quand il est sur un high. Quelque part, en se moquant de lui pour limiter un peu ses ardeurs, c’est un peu comme si nous voulions le protéger du down qui se pointera inévitablement le lendemain. Sauf que voilà, le Bonin d’Amérique est un animal étonnant… Deux mois plus tard, il l’avait son livre, de la première à la dernière page… Il cherchait un titre et un éditeur. Bien fait pour nos gueules.

Depuis la parution de son récit, il ne pète plus sa coche sur le web. Il se fait discret. Il passe le temps comme il peut, chez ses parents, en convalescence. Il boit du thé le matin, il marche l’après-midi et il joue avec son petit frère en soirée.

En cessant de crier publiquement, Bonin continue pourtant de nous parler. Son silence thérapeutique raconte un peu une facette de notre époque: en ne disant rien, il signifie qu’il est là, quelque part, bien vivant, en chair et en os, indépendamment du réseau auquel nous sommes tous branchés en temps réel, comme des fous furieux. «L’autre jour, qu’il me raconte, il m’est arrivé quelque chose de drôle dans un bar. Spontanément, j’ai sorti mon téléphone. Ça aurait fait un bon post sur Facebook! Et je l’ai rangé. Je me suis dit que je n’avais pas besoin de documenter ce moment, qu’il suffisait de le vivre.»

«Documenter»… C’est le mot qu’il utilise pour parler d’une sorte de dépendance qui l’habite. Comme si sa vie consistait à appuyer constamment son existence sur des documents: quelques mots, une photo, une vidéo, autant de pièces qu’il fournissait à la foule d’abonnés qui le suit sur sa page Facebook.

— Dis-moi, Bonin, je vais te poser une question facile: t’es qui?

Il cesse de parler quelques secondes. Silence. Je ne dis pas un mot. Lui non plus. Il reprend.

«J’en sais rien. C’est triste, hein? J’ai le moton, là… C’est fou, hein? En fait, j’ai l’impression d’être une grosse page Facebook. Je suis juste un dude suivi par 150 000 personnes. C’est ça, mon identité. Elle se définit par le nombre de personnes qui me suivent. Mon seul cadre pour m’identifier comme personne repose sur des trucs qui sont sur un serveur quelque part en Californie, je ne sais pas où. En dehors de ça, je ne sais pas qui je suis.»

Il me raconte, pour son émission de télévision, qu’il avait eu la même impression. Qu’on ne l’avait pas engagé parce qu’il était bon ou talentueux, mais bien parce qu’il était suivi par 150 000 personnes. C’est ça, «Bonin»… C’est 150 000 personnes qu’il ne connaît pas.

«Ces personnes-là, elles ne sont pas dans ma tête. J’ai plutôt l’impression d’avoir un stade olympique dans ma poche. Je sors mon téléphone, et j’ai un stade rempli devant moi. Je peux faire une niaiserie et j’obtiens une attention immédiate. C’est devenu une drogue. Un moment donné, tu le fais carrément pour les chiffres, parce que justement, c’est le chiffre qui te définit. C’est ça que tu es. Tu as une montée d’adrénaline, tu veux 5000 likes en 20 minutes. Et si ça ne marche pas, ben tu n’es plus personne.»

Il y a quelques semaines, après la parution de son livre, mon ami Bonin nous est arrivé un bon matin avec une autre trouvaille de son cru. Il allait monter l’Everest. Il était sérieux. Crinqué comme une mitraillette. Vous dire, encore, comment nous avons rigolé. Bonin, mon ami, tu ne pourrais pas commencer par monter le mont Royal, une fois? Ou le mont Saint-Bruno?

Il nous a trouvé très cons, mais il s’est quand même acheté un sac à dos et tout le kit, sans tenir compte de nos moqueries. Il a abandonné l’idée d’escalader le sommet du monde, mais il s’en va marcher sur les sentiers de Compostelle, complètement débranché. Soixante jours. «Ce n’est pas un défi physique, qu’il m’explique. Je sais que je peux marcher. C’est plus dans ma tête qu’il y a un défi… Jusqu’où je peux me rendre, en moi-même.»

Je n’ai pas osé lui demander de nous envoyer des photos sur Facebook. J’espère qu’il n’en enverra pas.

Anyway. Bon voyage, mon ami. Je t’envie un peu.

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