Il m’arrive de penser qu’avant même d’avoir pu nommer les choses, nous avons commencé par les toucher de toutes les manières possibles en nous les mettant notamment dans la bouche.
Vous n’avez pas de souvenir de ça. Moi non plus d’ailleurs. C’est un moment oublié, enfoui dans les origines de l’enfance. Un peu comme l’Éden peut-être… Il m’arrive, lorsqu’il pleut comme il pleut depuis un mois, d’échafauder des hypothèses saugrenues en regardant par la fenêtre. Imaginez un peu si cette idée de paradis terrestre, à laquelle nous avons cru pendant si longtemps, n’était au fond qu’une réminiscence furtive et diffuse du moment où il fallait mâchouiller le monde qui nous entoure pour le comprendre.
Voilà, à l’origine, avant même d’être dit ou réfléchi, le monde était une collection de trucs qu’il fallait serrer dans nos doigts et entre nos lèvres. De la terre à jardin aux cailloux des ruisseaux, de la brosse à chat au petit bateau dans le bain, tout devait passer dans nos mains et notre bouche pour gagner une signification première. Tout ce qu’on nous donnait pour jouer était un truc qui pouvait se mâcher. Êtres civilisés que nous sommes désormais, capables de discours et de sparages grandiloquents, notre première connaissance du monde qui nous entoure repose sur le mâchouillage, le suçage et le mastiquage. C’est sur ces bases lointaines et oubliées que se fonde notre rapport aux autres, à la famille, aux amis, au groupe.
Bon. OK. J’écrirai un jour un livre de psychopop qui s’intitulera: Sucer, ou la vérité sur les fondements de la civilisation.
Je voulais vous parler d’autre chose. Je me préparais à écrire cette chronique en voyant arriver le mois de juin, en pleine journée des patriotes, alors que le Parti québécois et Québec solidaire vivaient la grande déchirure que l’on connaît. Sans doute le drame le plus plate de notre époque. J’allais vous parler de mes paniers que je sors du sous-sol tous les printemps et de mon opinel que j’aiguise en songeant aux sentiers humides où bientôt pousseront les champignons. J’ai le genou qui grouille d’aller prendre la route à la recherche de pessières inconnues au fond des rangs.
J’écoutais donc tous ces gens très convaincus discourir sur le sort de la nation et de l’identité. L’identité, gros point de discorde depuis une dizaine d’années au Québec. C’est une grande question: comment dire ce que nous sommes, ce qui nous distingue, ce qui nous identifie? Par quelles sortes de liens sommes-nous liés, sur quels aspects sommes-nous semblables?
Ce qui est curieux et que je m’explique mal, c’est cette manie que nous avons de parler d’identité uniquement lorsqu’une curiosité religieuse exotique se pointe dans notre horizon médiatique. Dès qu’un type fait la manchette parce qu’il ne veut pas manger de porc à la cafétéria ou qu’une femme porte un voile sur un boulevard ou encore qu’on souhaite égorger un mouton en plein air, alors là, c’est la totale! À Rome, on fait comme les Romains, que je vous entends crier.
Ah ouais? Ils font quoi, au juste, les Romains en ces contrées qui sont les nôtres? Ne me dites pas qu’ils vont au buffet du coin, près du motel à la sortie de l’autoroute, manger des mets chinois et canadiens.
En fait, nous ne parlons d’identité que pour répondre à l’altérité, pour la dénoncer, nous en protéger ou l’inclure. C’est tout. L’inclure dans quoi? Fouillez-moi un peu.
Jamais nous ne parlons de ce qui se goûte, ce qui se sent, s’entend ou se respire. Nulle part, dans toute cette zizanie, il n’est question de saveurs, de paysages, de sons ou d’odeurs. Jamais le travail des artisans d’ici n’est mis de l’avant. Le terroir et le territoire sont des non-lieux de notre réflexion sur l’identité. C’est d’une insupportable suffisance. Nous n’arrivons même pas à nous nommer. C’est tout un chantier qu’il faudrait entreprendre pour mettre en valeur les paysages, le patrimoine, les aliments, le savoir-faire des paysans et des artisans. Nous n’avons pas avancé d’un centimètre dans le domaine des appellations contrôlées. Du sirop d’érable, c’est du sirop d’érable, man! Ça goûte l’érable, t’entends? Et du beurre, ben c’est du beurre. Pareil de Rouyn à Bonaventure. Ça fait la job. Notre patrimoine se désintègre dans l’indifférence quand nous ne le démolissons pas nous-mêmes à grands coups de briques roses et d’escaliers blancs et droits en aluminium pour remplacer le fer forgé. Moins cher, plus rapide. On ne va quand même pas se faire chier avec ça.
Une identité, ça se goûte, ça se mange, ça se contemple, ça se parcourt au gré des chemins imprévisibles, ça s’entend, ça se sent sur les battures, dans les bois humides. Ce n’est pas un simple cossin qu’on brandit quand on a peur. Au contraire, c’est quelque chose qu’on ressent, dans le calme, lorsqu’on est en paix avec soi-même, quand on ferme les yeux… L’odeur du pain grillé dans le grille-pain, le goût de la confiture, la texture du blé d’Inde.
Quand je me demande d’où je viens et qui je suis, ce ne sont pas de grandes idées qui me viennent à l’esprit. Ce sont des sensations qui me prennent au corps, qui viennent de très loin et qui se traduisent en mots simples. L’odeur dans la maison avec mon père qui cuisine des galettes de sarrasin confectionnées avec cette fameuse farine du moulin de L’Isle-aux-Coudres où nous étions allés en vacances, avec en arrière-plan les sons de la ruelle dans l’Est, les craquements de la berçante de ma grand-mère, ma mère qui préparait des sandwichs aux œufs pour pique-niquer sur la route en direction d’Ogunquit, et ce goût, dans ma bouche avec du jus de raisin.
J’entends que dans les mois à venir, la lutte sera féroce entre les partis politiques qui aspirent au pouvoir. C’est à savoir qui aura la meilleure idée pour mettre en valeur l’identité québécoise afin de circonscrire ce que nous sommes et nos aspirations profondes.
J’oserais risquer un conseil tout simple. Plutôt que de vous lancer dans de grandes envolées idéologiques, d’abord et avant tout, demandez-vous pourquoi vous sucez.