Je me suis longtemps demandé si je devais vous parler de La Meute, ce regroupement nébuleux qui dit vouloir protéger «nos valeurs, nos droits, notre liberté et notre sécurité». J’hésite toujours, d’ailleurs. D’abord, parce que je ne sais pas qui se cache derrière ce «nous» qui a besoin d’être protégé. Ils parlent de moi, eux? Ils veulent me défendre? J’aurais aimé qu’on me demande mon avis.
Je ne sais pas non plus qui ils sont, eux, en fait. On ne cesse de nous parler de ces 43 000 membres qui auraient rejoint un groupe secret Facebook. Un chiffre qu’on répète dans tous les reportages à leur sujet. Ah oui? 43 000 membres? Vraiment? Mais qui, au juste, a bien pu vérifier cela? Et que signifie être membre de ce groupe? Nul ne le sait. Mystère.
Impossible de confirmer ces affirmations pour la simple et bonne raison que les protagonistes de La Meute cultivent avec soin l’art du secret. Tout ce qu’on sait, c’est que, de toute évidence, on nous cache quelque chose. Comment ce regroupement pourrait-il rassembler autant de gens? Peut-on consulter un registre? Est-ce qu’on peut voir les statuts et règlements de cette organisation? Mystère encore… Un mystère troublant, puisque tous ces inconnus anonymes se proposent de nous défendre. Est-ce trop demander de savoir de qui il s’agit?
Je pensais à ça en remontant la 138 pour me rendre dans Charlevoix. À La Malbaie, à l’épicerie, un type qui attendait à la caisse devant moi portait un coton ouaté de loup. Vous savez, ces chandails très laids où on peut voir la silhouette d’un loup au sommet d’une montagne, avec la pleine lune en arrière-plan. Tiens… Peut-être un membre de La Meute, que je me suis dit. Je n’ai pas osé lui demander.
Mais depuis cette rencontre, je ne peux m’empêcher de penser que toute l’esthétique de La Meute repose sur cette quétainerie du loup telle qu’on peut la saisir dans l’art vestimentaire qui se décline sur des t-shirts, des casquettes et même des serviettes de plage.
Je sais, je fais fausse route, car sur le site web de La Meute, on peut trouver leur boutique en ligne où on peut se procurer les accessoires avec leur logo officiel, une patte de loup dont la paume épouse la forme de la province de Québec. On y trouve par exemple le stylo de La Meute, le gobelet sous vide de luxe de La Meute, des manteaux performance pour hommes et femmes de La Meute, des plaques aimantées de La Meute. Très pratiques, les plaques aimantées. Le sympathisant de La Meute peut ainsi coller sa liste d’épicerie sur son frigo. Chérie, pense à prendre des pâtes et une caisse de 12 pour souper. Il n’y a pas de petit combat.
Notez bien mes mots, je vous en prie: je refuse d’être défendu par une bande de comiques qui fabriquent des stylos, des gobelets sous vide de luxe et des plaques aimantées pour financer leur combat.
Leur combat contre quoi? Contre l’islam radical, disent-ils. Ou l’islam tout court, devrais-je dire, car selon les protagonistes de cette meute, il n’y a qu’un seul islam et il est radical. À ce jour, ce regroupement de loups n’a publié qu’un seul pamphlet dont le principal avantage est de tenir sur une feuille 8½ x 11. Quelles sont donc nos valeurs qu’il faut protéger? On ne trouve rien à ce sujet. Nos droits? Allez savoir. Il n’y a qu’une menace, la charia, et si nous continuons de dormir, on se réveillera bientôt au mieux en guerre civile, au pire gouvernés par l’État islamique. Rien que ça.
Autrement, c’est la même soupe entendue mille fois: les médias nous mentent, les élus nous entubent, les intellectuels et les artistes sont de mèche avec tout ce beau monde tandis que le peuple dort au gaz.
Il faut donc se réveiller pour prendre la mesure du faux dilemme que nous proposent ces artisans du petit fascisme ordinaire: vous devez choisir entre la tyrannie des élites ou la liberté du peuple en vous joignant au groupuscule et si vous doutez de l’urgence, c’est que vous êtes un mouton inconscient.
Notez quand même l’ironie de la métaphore. Ici, les loups veulent réveiller les moutons pour les protéger. C’est à l’aune de cette ironie que se mesure toute l’imposture de La Meute et de la sémantique que ces joyeux drilles déploient au sein de leur organisation. Car les loups, c’est bien connu, bouffent du mouton. Ils ne protègent personne, sauf les membres de leurs clans. Le pouvoir de leurs chefs est arbitraire et gare à ceux qui iront le remettre en question.
Aller s’imaginer qu’une meute anonyme cultivant le secret et faisant la promotion d’une hiérarchie postiche dont on ignore les règles puisse représenter une sorte de solution pour délivrer le peuple, c’est purement et simplement faire un triste constat d’échec. Loin de proposer une solution de rechange aux dérives du fondamentalisme religieux, cette poignée de combattants de fin de semaine indique tout simplement la voie la plus courte vers le précipice.
Pire encore, ils ne s’en rendent pas compte, mais cet esprit de clan du genou dont La Meute fait la promotion ne peut que donner des arguments de plus aux âmes perdues qui seraient tentées par les chimères du fondamentalisme religieux. La Meute et les loups solitaires sont ainsi le recto et le verso de la même pièce de monnaie qu’on dépense au marché de l’illusion à rabais.
Il n’y a pas de hasard. J’écris ces lignes en regardant le fleuve, sur un balcon d’un petit appartement à Pointe-au-Pic que j’ai loué pour quelques soirs. Par la fenêtre du logement d’à côté, j’entends ma voisine qui engueule au téléphone le type du rayon viande de l’épicerie. Elle semble très fâchée, car elle ne voulait pas acheter du poulet halal, mais plutôt du poulet BBQ.
Ah, Madame! Si vous saviez tout ce que La Meute pourrait faire pour vous.