Théologie Médiatique

La place du marché

En parlant de l’agora, de nos jours, on pense surtout à une place publique où on retrouve la foule à qui on peut s’adresser, un lieu de prise de parole et de manifestation. Ce n’est pas faux, mais ce qui est intéressant, quand on s’arrête pour y réfléchir, c’est de constater que ce mot, à l’origine, désignait pour les Grecs à la fois la place publique et la place du marché. C’était ainsi un lieu de transactions commerciales et de débats démocratiques. Ces deux notions étaient, pour ainsi dire, interreliées, elles allaient de pair. L’agora, c’était un endroit où on pouvait échanger des points de vue et des denrées.

C’est une idée qui me traverse l’esprit chaque fois que je voyage au Québec. Dès que je le peux, j’aime avaler des kilomètres d’asphalte pour faire le tour des villes et des villages.

Je me désole trop souvent de voir comment le fossé se creuse entre les villes, les urbains, et la campagne, les paysans. Pardonnez-moi à l’avance cette rupture, un peu grossière, que je trace ici, mais vous voyez ce que je veux dire. C’est dans l’air du temps de constater le clivage entre les centres urbains, où on retrouve le plus souvent les élites, les intellectuels, les travailleurs des médias, les arts et les spectacles, les collèges et les universités, les sièges sociaux et les gens d’affaires, et les «régions», où on retrouve les paysans et les villageois, la vie rurale.

Cette rupture, c’est un fossé social qui s’agrandit, qui se creuse. Les Trump et Le Pen en font leurs choux gras et c’est dans ces tranchées qu’ils font germer leurs discours de division. Les incompréhensions sont immenses entre les villes et les régions, et pour cause… Nous n’avons plus de places publiques, nous avons des supermarchés, excentrés, où nous attendons en file, les uns derrière les autres, en silence.

Imaginons, pour rêver, un marché, au centre de la ville ou du village. Un endroit où les paysans pourraient venir vendre leurs produits et mettre en valeur leur riche savoir-faire. Ce serait un lieu de rencontre et de discussion, un lieu d’échange qui permettrait de créer des liens entre les urbains, les villageois, et les paysans.

Une société d’État, comme la SAQ, aurait le devoir d’y installer une succursale. Pour vendre du vin et des alcools provenant de partout à travers le monde, mais aussi pour faire la promotion de produits locaux comme ceux des microbrasseries, des cidreries, des vignobles et des distilleries.

Pensons-y une seconde. Le rôle d’une société d’État qui contrôle un monopole ne devrait pas se limiter à réglementer la vente d’alcool et générer des profits. Un tel outil collectif devrait être utilisé pour dynamiser le cœur des villes, des villages et la vie de quartier. Je pleure quand je vois, sur les boulevards moches en périphérie de nos agglomérations, ces immenses succursales laides et plates qui prennent place à côté des monstres à grande surface qui ont tué les centres-villes et le cœur des villages. Une société d’État, c’est d’abord et surtout un outil de développement économique et social. Il faut s’en servir.

Nous pourrions même imaginer qu’un tel marché pourrait être un lieu de culture et d’éducation. On pourrait y organiser des spectacles et des expositions. On a bien enregistré une émission de télévision au Marché Jean-Talon, à Montréal, pendant des années – souvenons-nous de cette fameuse palourde royale à Des kiwis et des hommes qui avait provoqué l’hilarité générale! Alors, pourquoi ne pourrions-nous pas penser qu’un marché pourrait jouer le même rôle partout au Québec? Pensons à une scène où iraient se produire des artistes venus de tous les coins du pays. Toujours au Marché Jean-Talon, à l’étage, on trouve une classe de La tablée des chefs qui organise chaque année un camp de jour où on enseigne la cuisine. Les jeunes y apprennent à manger autre chose que de la merde surgelée. Un apprentissage aussi essentiel que le français et les mathématiques, si vous voulez mon avis. Pourquoi ne pas faire la même chose un peu partout, selon les spécificités locales? Cours de cuisine pour tous les curieux culinaires, interprétation du terroir pour les écoliers, ateliers avec les aînés, etc. Les déclinaisons qu’on peut imaginer sont nombreuses. On est ce qu’on mange, dit-on. Il faudrait bien se dégeler un peu les pogos.

On pourrait sans doute impliquer des chefs cuisiniers et des restaurateurs dans un tel projet. Les artistes de la cuisine, partout en province, sont nos plus précieux ambassadeurs du savoir-faire d’ici. Ils aiment les produits que nous cultivons, les mettent en valeur, en sont fiers. Certains, parmi les meilleurs, ont même choisi de s’installer en région. Par ailleurs, une émission comme Les chefs!, à Radio-Canada, connaît un vif succès. Voilà qui est bien. Alors, pourquoi ne pas penser à une tournée, à des conférences données par les vedettes de la cuisine pour faire découvrir le terroir? Encore ici, nous avons une société d’État qui pourrait grandement aider. On ne se limiterait pas à la cuisine, d’ailleurs. Pensons à une émission de radio sur des enjeux politiques qui se déplace de région en région, une émission de science comme Les années lumière qui ferait le tour de la province. La saison dernière, les gars de La soirée est (encore) jeune ont remporté un vif succès lors d’une émission enregistrée à Gatineau. Imaginez un peu s’ils refaisaient l’exercice partout. Parce que rire aussi, ça nous manque pas mal par les temps qui courent.

Il faudrait, autour de ces marchés, loger la plupart des bureaux des services publics: bureaux de poste, ceux de la SAAQ, cliniques, services sociaux. Dans tous les cas, il s’agirait de multiplier les occasions, pour les citoyens, de se rendre à la place du marché, d’en faire un pôle de visibilité, un milieu de travail, un lieu où on doit passer et où il est possible de faire ses achats en découvrant le travail des paysans et en rencontrant ses concitoyens.

Je pourrais rêver encore des heures à ce que pourraient être des places du marché partout au Québec. Mais dites-moi, vous, lecteurs et lectrices, quelles seraient vos idées pour dynamiser le cœur des villes et des villages tout en créant des ponts entre les urbains et les paysans? Écrivez-moi, j’aimerais bien vous lire!

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