Je suis d’avis que les chauffeurs de taxi ont besoin d’un peu d’amour par les temps qui courent. C’est que depuis quelques années, ils mangent toute une volée de bois vert. Ils sont devenus les punching bags d’une sorte de frustration de l’homo numericus qui s’indigne devant tout ce qui n’est pas branché sur ses préférences et son profil d’utilisateur.
Moi, j’aime le taxi. Je ne vous le dis jamais, car vous me diriez que je me frotte sur mon boss, le Dragon, qui signe une chronique à la fin de ce magazine et qui est aussi propriétaire d’une entreprise de taxis. Comprenez mon désarroi, si je vous parle des taxis, on pensera que je lui fais une job de relations publiques. Si je ne vous en parle pas, on pensera que je suis contraint au silence. Allez choisir. Je suis mal foutu anyway.
Vous penserez bien ce que vous voudrez, mais bon, j’aime le taxi, comme je vous disais. J’ai le même numéro de téléphone depuis près de 20 ans que je compose dès que je veux commander une voiture. Je me souviens même qui me l’a donné. Une amie, décédée trop jeune depuis, m’avait laissé une carte d’une compagnie collée sur la porte du frigo avec un aimant.
Avant d’avoir ce repère affiché dans ma cuisine, j’ouvrais tout bonnement le bottin, toujours à la même page, pour trouver ces précieuses annonces qui épousaient souvent la forme des luminaires posés sur les toits des voitures. Hochelaga, Coop, Diamond, Champlain, des noms enracinés dans mon patrimoine.
Ensuite, j’ai fini par apprendre par cœur le numéro de téléphone laissé par cette amie sur mon frigo. Je ne l’ai jamais oublié. Sans doute un effet de la providence, car le bottin téléphonique allait bientôt disparaître. Fin d’une époque.
J’aime le taxi. Beaucoup. Dans toutes les villes où je vais, j’aime prendre un taxi. Je l’attends avec impatience à l’aéroport ou à la gare avec mes valises. C’est ma porte d’entrée, mon premier contact. Le chauffeur, c’est le premier que je rencontre. Une sorte d’ambassadeur de la faune urbaine. Dans tous les endroits du monde où j’ai pu me promener, j’ai au moins un souvenir d’une course en taxi. Au Québec, j’en ai des centaines.
J’aime regarder arriver dans la nuit les lumières de toutes les couleurs sur les voitures. J’aime cette incertitude, faire un signe de la main, se demander s’ils ou elles vont s’arrêter, ouvrir une portière pour découvrir une sorte d’univers habité par son chauffeur, la musique, le match de sport qu’il écoute pour passer le temps. J’aime ce sentiment d’être étranger, de dépendre un peu du hasard, de ne pas être maître de la situation. J’aime de tout cœur cet inconfort.
Puis-je vous dire, un peu, combien vous me faites chier avec tous vos gadgets qui fabriquent un monde à partir de vos préférences, vos algorithmes, votre géolocalisation qui ne laisse plus rien au hasard, vos applications qui me disent à l’avance le nom du chauffeur, sa couleur de peau, la taille de ses chaussures et le temps qu’il me reste avant d’arriver à destination? Puis-je vous dire comment je m’ennuie avec tous ces cossins intelligents, à la fine pointe de la technologie, qui m’appellent par mon nom, comme si on se connaissait, qui me demandent où je veux aller, d’où je veux partir et quelle est ma recette favorite de crêpes aux bananes au cas où on passerait devant un commerce participant qui vend justement du sucre en poudre?
Dans toutes ces discussions sur l’industrie du taxi, ce qui me fatigue le plus, c’est cette suffisance qui s’exprime avec tant d’aisance lorsque vient le temps de gueuler au service à la clientèle du taxi traditionnel. Je ne sais plus comment ç’a commencé, il y a quelques années, mais toutes les doléances sont apparues en même temps. Le taxi est devenu, d’un seul coup, le véhicule de toutes les frustrations, le symbole même de notre retard sur ce grand projet du monde numérique qui est en marche.
Dans ce torrent de plaintes, on pointe les voitures qui sont toutes croches, ces chauffeurs qui parlent trop fort, qui se trompent de chemin, qui parlent au téléphone. Ça brasse, ça rebondit, les amortisseurs usés comme ma défunte mère qui cognent dans les nids-de-poule, ils ne sont jamais au bon endroit au bon moment et, allez, n’ayons pas peur des mots, il y a le bruit et l’odeur… Toujours le bruit et l’odeur… Et même le son des marteaux-piqueurs si vous ouvrez la fenêtre.
Difficile de ne pas voir dans cette marée de lamentations une condamnation en règle d’un secteur d’activité qui en arrache, où les emplois sont précaires. Toute cette indignation envers les taxis est marquée par un refus catégorique d’entrer en contact avec quoi que ce soit qui nous bouscule dans notre confort singulier.
Là où on serait en droit d’espérer un peu de fraternité envers ces aspérités du destin ordinaire, c’est le grand je-me-moi global et universel qui se braque, avec une certitude agaçante, pour passer la sableuse afin de créer un monde d’une platitude désarmante. Comprenez qu’il faut que ce soit bien lisse, bien lubrifié. Il nous faudrait une application pour les gouverner tous. Peu importe où vous débarquez, soyez rassurés, on vous promet la même expérience, on vous protège de l’inconnu. Partout on vous appellera par votre prénom. Bienvenue à bord, Jimmy! Comment puis-je vous aider aujourd’hui? Je vois dans votre profil d’utilisateur que vous aimez le jazz fusion, laissez-moi rendre votre parcours agréable selon vos préférences. Et n’oubliez pas, en partant, de laisser une appréciation sur votre expérience. Il y a un mot pour ça: l’ennui.
Et imaginez-vous donc, comme si ce n’était pas encore assez plate, qu’on nous explique que ce grand progrès ne sera finalisé que lorsqu’on sera parvenu à mettre sur la route des taxis sans chauffeurs. Aucun doute, l’humanité est en route et avance rapidement.
Non merci. Moi, j’aime le taxi. Je l’aime comme il est, ou à peu près. Faut-il changer des règles qui datent d’une autre époque? Sans doute. Peut-on améliorer le service et soigner certains irritants? Bien sûr. Mais ce faisant, si au nom de l’efficacité numérique mondiale, nous devons javelliser toutes les bigarrures de l’humanité, pour créer un monde confortable, sans surprise, sans hasard, sans étonnement, oubliez-moi pour toujours. Je vais marcher.