Relier les points
Les tueries de masse ont ceci de particulier qu’elles arrêtent le temps. L’instant d’une dépêche et d’un grand titre, le cours normal des événements est suspendu et le va-et-vient constant du pendule de l’actualité s’arrête. Comme on le dit bien souvent dans les médias, nous interrompons la programmation normale pour nous rendre sur les lieux du drame. C’est l’équivalent humain d’un cataclysme qui balaie tout sur son passage.
Dès les premières minutes suivant la secousse et pour les heures qui suivent, une bonne partie du récit médiatique consiste à remonter le fil des événements et à façonner ce qu’on appelle «le profil du tueur».
Le profil… Le mot donne à penser. Il s’agit bien de tracer un contour, une silhouette, de manière plus ou moins précise. Dans l’empressement commandé par l’urgence, les articles de presse sont modifiés de minute en minute au gré des détails qu’on trouve un peu partout. On peine à suivre la cadence. Un nom, un âge, une école, un travail et, désormais, des traces laissées sur les médias sociaux.
Ce contour tracé a comme première fonction d’établir une sorte de périmètre de sécurité. Il faut cerner l’individu, isoler le plus rapidement l’auteur du carnage afin de le circonscrire radicalement dans son altérité. La ligne qui dessine le profil, c’est essentiellement une frontière entre l’auteur du massacre et le reste de la communauté qui vient de subir le choc. Voilà, c’est lui, Untel, dans sa singularité. On peut se réconforter, ce n’est pas monsieur Tout-le-monde.
Reste qu’à la fin de cet exercice, alors que tout le monde peut recommencer à circuler normalement, la boucle n’est jamais parfaitement bouclée. La bordure est pleine de trous et c’est avec un appétit empressé qui m’étonnera toujours que nous cherchons à la compléter. Sans doute par crainte que ce périmètre de protection ne soit pas complètement infaillible, nous tentons, chacun pour soi, de boucher toutes les fissures encore apparentes.
C’est ainsi que commence une sorte de jeu où il s’agit de relier les points, pour faire apparaître l’image mystérieuse qu’il faut découvrir.
Chacun joue à ce jeu comme il veut, à la maison, avec ses propres crayons. Pour certains, un nom à consonance étrangère permettra d’avancer rapidement. Ah, voilà, il ne vient pas d’ici, ça en dit long. Traçons donc cette ligne entre ces deux points. Il a crié Allahou Akbar? Très bien, voici la ligne qui manquait à cet endroit. Il jouait à des jeux vidéo violents? Hum, intéressant, c’est le lien qui permet de dessiner cette courbe. Il lisait tel ou tel auteur controversé? Complétons donc cette partie du dessin.
Bien souvent, le résultat de ce bricolage suffira pour classer l’affaire, au moins momentanément. Car c’est bien ce dont il s’agit: classer. Nous dessinons ainsi des cases dans lesquelles nous pouvons contenir des gestes qui nous semblent inconcevables. Il y a là, peut-être, une sorte de réflexe de survie ou en tout cas un désir de nommer l’innommable.
Mais plus encore, le profil des meurtriers, que nous esquissons ainsi pour nous-mêmes, prend bien souvent la forme d’un biais de confirmation. En se fabriquant pour soi un portrait du tueur de masse, il devient facile de transformer le préjugé en jugement définitif. Il suffit d’observer, au lendemain des attaques, les divers groupes d’intérêts monter bruyamment sur la scène, y voyant une bonne occasion de faire valoir, encore une fois, leurs prétentions idéologiques, chacun brandissant le résultat de son dessin comme une preuve de quelque chose. Un peu comme certains animateurs de radio forts en gueule, lorsqu’il fait froid en juillet, remettent en question le réchauffement climatique et que des militants écologistes leur répondent qu’ils ont tort en leur rappelant trois jours de redoux en décembre.
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Il m’est arrivé de penser, au cours des derniers mois, devant la récurrence des tueries de masse, que nous allions bientôt considérer ces nouvelles comme des alertes météo. C’est-à-dire que ces tragédies pourraient devenir, dans notre imaginaire, d’une certaine manière, des séismes humains qui frappent notre époque comme les catastrophes naturelles touchent spécifiquement certaines régions du monde, comme les tornades dans les Caraïbes ou les tremblements de terre dans les pays situés au croisement des fissures sismiques.
Pour l’heure, du moins dans notre construction du récit médiatique qui forge notre vision du monde, nous envisageons les catastrophes humaines que sont ces événements comme s’il s’agissait de phénomènes spontanés. Nous nous contentons de dresser chaque fois un profil sommaire d’individus sans pouvoir saisir les mouvements de fond d’un immense malaise sous-jacent. Il faut pourtant s’en rendre compte, ces drames à répétition nous y invitent, nous habitons un moment de l’histoire où le désespoir et la frustration font irruption de manière particulièrement violente. Que se passe-t-il donc dans l’air du temps? Nous devrons peut-être bientôt interrompre la programmation un bon moment pour prendre le temps d’en comprendre les causes en nous intéressant non plus simplement aux profils d’individus, mais bien plutôt au climat social.