Le bout du monde
Tout ce cirque du sommet du G7 dans Charlevoix valait bien la photo. Pour quelques heures, les dirigeants du monde moderne et développé s’étaient donné rendez-vous à La Malbaie. Un autre chapitre du progrès planétaire devait s’y écrire, nous disait-on. Un chapitre à 600 millions de dollars. Ce chiffre est si immense qu’il est presque inconcevable. Ça fait cher de l’heure en tout cas. Comme je suis nul en économie, je vais faire un calcul un peu con et diviser cette somme par 7, tiens, ce qui nous donne 85,7 millions par chef d’État désirant se serrer la main et causer avenir de l’humanité.
La clôture érigée autour d’eux et censée les protéger des manifestants aurait coûté à elle seule 3,8 millions de dollars. Ça aussi, ça fait cher du pied linéaire. Et encore plus cher du manifestant, si je peux dire. Mais le prix, ici, est accessoire. C’est la clôture elle-même qui est intéressante. Ce qui frappe, c’est cette idée que ce monde meilleur, dont les 7 seraient les artisans, ne peut se discuter qu’en se coupant des gens qui l’habitent, pour garantir la sécurité des chefs d’État. Que voulez-vous, c’est comme ça: pour discuter libre-échange, ouverture des frontières et fluidité du commerce, il faut bien se payer quelques mètres de clôture Frost.
Il fallait donc se couper des gens, mais du paysage aussi, du bout de terre qu’ils habitent. Je lisais, quelques jours avant la rencontre, les textes publiés sur le site du G7. On y parlait de la région de Charlevoix. J’aimerais un jour rencontrer celui ou celle qu’on a engagé pour écrire ces lignes: «La riche histoire de Charlevoix et ses paysages magnifiques stimuleront les discussions des dirigeantes et dirigeants et leur permettront de dégager des consensus sur les plus grands enjeux mondiaux de l’heure.»
Trouvez-moi qui a écrit ça, je l’engage illico! J’ai toujours rêvé d’avoir à mon service un maître ès bullshit et je crois bien avoir trouvé ici une sommité en la matière.
Dans cette fiction touristique se joue en quelque sorte une allégorie du mondialisme bienheureux. C’est que ce fameux paysage, censé inspirer la bonne entente et la paix mondiale, personne, au cours des deux jours de sommet, n’aura pu le voir tel qu’il est. Il était clôturé, surveillé, piétiné par quelque 3000 policiers. Ce bout de pays, pendant quelques heures, n’était qu’une cage, vide de ses habitants, écoles fermées, interdictions de circuler, contrôles routiers. Les paysages magnifiques, vous disiez?
La vérité est ailleurs, elle se trouve quelque part dans le 5e Rang Ouest, derrière Saint-Hilarion, en roulant lentement, quand les grands du monde ne sont pas là. Il y a là quelques vaches qui broutent tranquillement avec les montagnes au fond de l’horizon. Ah, madame Merkel, monsieur Trump, si vous saviez tout ce qu’on ne vous a pas montré pendant que vous vous regardiez sévèrement dans les yeux. Je le dis sans aucun regret, c’est un peu sauver le monde que de vous garder prisonniers de votre sécurité.
Reste que le truc du paysage censé inspirer les grandes conversations politiques, ce n’est pas au point. Pour ne pas dire complètement raté. En matière de consensus, on a vu mieux. Trump a préféré se farcir une cuisse ou une poitrine dans un St-Hubert pour s’envoler ensuite vers la Corée du Nord, tweetant pendant son trajet que Justin Trudeau n’est ni plus ni moins qu’un fieffé menteur et que le reste de la planète pouvait bien aller se masser les tibias.
À cet instant même, on a un peu senti que nous étions arrivés au bout du monde. Pas à sa fin, mais à son extrémité. Une limite au-delà de laquelle on ne voit plus rien, où on ne peut plus rien prévoir.
C’est cette image qui valait bien tout ce cirque: d’un côté, le président de la plus grande puissance occidentale retirant impulsivement ses billes de l’échiquier planétaire en grognant America First!, de l’autre, les 6 autres chefs d’État, voulant encore y croire, tentant de s’accrocher aux promesses de la mondialisation dont la première se lit ainsi, texto: investir dans la croissance qui profite à tout le monde.
Bref, il faudrait malgré tout continuer d’avancer.
Une question demeure cependant. Au bout du monde, que signifie faire un pas de plus?