Les vestiges du progrès dorment dans une grange
Théologie Médiatique

Les vestiges du progrès dorment dans une grange

J’avais bien passé une centaine de fois devant ces tracteurs et ces équipements de ferme antiques, vestiges d’une autre époque, plantés sur le bord du chemin, devant ce que je croyais être un commerce, dans un tournant du rang du Mississipi à Saint-Germain-de-Kamouraska. Chaque fois en me disant que je devrais bien m’arrêter un jour pour prendre quelques photos. Ne connaissant rien à tous ces engins et étant naturellement habité par une certaine naïveté, j’étais convaincu qu’ils étaient à vendre. Il faut dire qu’ils sont vivement colorés et qu’ils brillent comme des sous neufs. Les teintes métalliques de rouge, de jaune, de bleu et de vert miroitent même lorsque les nuages gris sont à vingt pieds du sol et qu’on ne voit pas un mètre devant soi. On ne peut pas les manquer. En plus, ils sont jolis.

Je croyais qu’ils étaient à vendre, donc. Sinon, à quoi ça pourrait bien servir? Surtout qu’il y en a beaucoup. Bon, un tracteur décoratif devant une ferme ou un autre cossin qui ne sert plus à rien, ça s’est déjà vu, mais là, ils sont nombreux.

Au début du mois d’août, alors que j’étais sur la route pour aller rencontrer un ami qui habite dans un rang un peu plus haut, je me suis finalement arrêté, après une seconde d’hésitation, pour aller voir ça de plus près. Il a fallu que je me le dise intérieurement: «Allez, quoi! Arrête-toi! Ça fait des lunes que tu as envie d’aller les voir ces vieilles machines!»

J’étais presque gêné devant le taciturne bonhomme qui s’avançait vers moi. Encore un touriste, qu’il devait se dire. Je l’ai salué en premier.

— Bonjour monsieur! Dites-moi, puis-je faire quelques photos de vos camions?

— Il n’y a pas de camions ici. C’est des tracteurs.

Quand je vous disais que je n’y connais rien. Je tenais cette erreur de loin. De ma tendre enfance précisément, alors que je jouais «aux camions» avec ce qui était en fait des tracteurs, ou des pelles mécaniques, ou autres machins avec des roues. Le mot camion me suffisait jusqu’à tout récemment pour englober tout ce qui roule avec bruit, boucane et puissance. C’est quand même fou tout ce vocabulaire qu’on ramasse par mégarde et qu’on traîne avec soi sans trop savoir.

Celui qui se tient devant moi, c’est Yvon Lévesque, le frère de Camille Lévesque, tous les deux amateurs de vieux tracteurs qu’ils restaurent dans l’unique but de leur redonner vie.

— Personne ne les achète? Est-ce que certains agriculteurs pourraient utiliser ces vieux tracteurs aujourd’hui? Pour des petites productions? Non?

— Non. Aujourd’hui, ils veulent des machines beaucoup plus puissantes, pour les fermes industrielles. Ça prend plus de force. Personne ne veut acheter ça pour les utiliser. On les restaure pour le plaisir. Pour le 125e anniversaire du village cette année, on en a fait rouler un paquet pour un défilé. Sinon, ça ne sert plus à rien.

Constatant mon intérêt, il m’entraîne dans ce qui devait être naguère un bâtiment de ferme qui fait désormais office de garage-bazar où se côtoient, comme des chevaux dans des box, deux bonnes dizaines de tracteurs qui ne font qu’attendre rien du tout. Autour de nous, des pneus gigantesques, des pièces en tout genre, des morceaux de mécanique de formes hétéroclites qui attendent peut-être le prochain défilé, dans 25 ans. Qui sait? Me vient en tête une question: qu’adviendra-t-il de tout ça lorsque ce Yvon, qui me guide dans ce labyrinthe, aura rendu l’âme avec son frère? Qui saura aimer les vieux tracteurs qui ne labourent plus rien, mais qu’on invite de temps en temps pour des anniversaires? Y aura-t-il encore quelqu’un, ici, dans ces campagnes? Plus nous avançons, plus le bric-à-brac s’épaissit, jusqu’à ce que je ne comprenne plus rien.

Yvon, de toute évidence, ne se pose pas toutes ces questions. Il me raconte avec fierté que bien souvent, pour remonter un vieux tracteur, il faut en trouver quatre à cinq pas mal maganés qui ont encore quelques bonnes pièces.

— Il y en a encore qui dorment dans des granges. Il faut juste les trouver.

– – – –

Je vous parle du passé. Au moment où j’écris ces lignes, j’ignore qui aura gagné les élections au terme de cette campagne électorale en forme de jour de pluie, terminée en roulant bruyamment dans les flaques de boue. Une course? Non. Un combat de rue, à poings nus. J’ignore qui va gagner, mais j’en sais assez, cependant, pour me dire que peu importe le résultat, ce spectacle politique a bien su mettre en vedette nos divisions. Une faille, tout particulièrement, traverse notre champ de bord en bord. D’un côté, deux vieux partis, passablement usés, qui font valoir qu’avec un bon coup de pinceau, rien n’y paraîtra. En face, deux nouvelles formations qui se présentent comme le changement que tout le monde attend, laissant miroiter des récoltes miraculeuses, plus rapidement, au goût du jour. Des nouvelles machines flambant neuves, avec plus de forces.

Allez savoir dans quelle grange il faudra aller fouiller, dans quelques années, pour se remonter des souvenirs. Il faudra peut-être en démancher plusieurs avec lesquels il n’y a plus grand-chose à faire, sauf pour les pièces, afin d’en restaurer quelques-uns, pour les défilés.

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