C’était la semaine dernière. Je marchais vers la maison en me disant que je n’allais pas écrire de chronique. J’étais de mauvaise humeur et quand je suis de mauvaise humeur j’ai toujours peur de traiter quelqu’un de con pour rien. Ma chérie avait mis un disque. Ça m’a calmé les nerfs. Une mélodie qui me rappelait quelque chose planait dans le salon, mais je n’arrivais pas à la saisir.
— C’est beau. C’est quoi?
— La renarde. Le disque que tu as apporté l’autre jour.
Ah oui. C’était ça. L’étranger chanté par Queen Ka, Erika Angell et Ines Talbi. Cette grande chanson de Pauline Julien. C’est au refrain que j’ai trouvé la branche pour m’accrocher.
Dépaysée au bout du monde
Je pense à vous, je pense à vous
Demain ce sera votre tour
Que ferez-vous, que ferez-vous?
Quel texte! D’ailleurs, si ce n’est déjà fait, allez donc vous acheter ce disque chez votre disquaire. Il y a des choses qui ont l’air toutes neuves malgré le temps qui passe. Écoutez-moi ça, Une sorcière comme les autres, cette chanson d’Anne Sylvestre, radicale et magistrale, portée par Fanny Bloom. Des paroles qu’on aurait pu écrire hier et peut-être même l’année prochaine. Ce qui est éternel ne vieillit pas vite, si je peux vous le dire comme ça.
Je n’en dirais pas tant de Pousse pousse pousse les bons gros légumes, mais bon.
Magnifique disque, donc. Je ne cesse de feuilleter le livret depuis, comme si je pouvais y trouver la pièce manquante d’un puzzle que je n’arrive pas à terminer. Dépaysé. C’est le mot que je cherchais. Je sens ma bonne humeur revenir, mais franchement, aujourd’hui, je suis assez embêté en entendant Pauline Julien nous demander que ferez-vous? Je ne sais plus trop qui est ce nous à qui elle s’adresse.
Depuis quelques mois, ils sont nombreux à vouloir décortiquer cette question en nous proposant une vaste discussion sur le vivre-ensemble et l’inclusion qui se déroule dans une novlangue où s’entasse une série de mots étranges à la mode. On dénonce les white tears en se moquant de la white fragility de ceux qui ne mesurent pas leurs white privileges. On mansplain, on whitesplain, on slut-shame, on nous protège à grands coups de trigger warning et de safe space où se vautrent les snowflakes et je suis assez certain que parce que je vous en parle en ces termes on me reprochera d’être un shitlord qui donne dans le tone policing. En tout cas, considérez-vous comme prévenus, il faudra tous allumer collectivement au plus vite car l’accomplissement ultime de la citoyenneté bon chic bon genre c’est désormais d’être woke.
Vous ne comprenez rien? Voilà. Vous n’êtes pas woke. Tant pis pour vous. Ou tant pis pour nous, devrais-je dire.
Oui… Je sais. Vous allez me dire que sous ces expressions à décoder se cachent des idées à comprendre. Peut-être bien, mais qu’est-ce à dire lorsque tous les termes d’une conversation sur le vivre-ensemble sont en complète rupture avec le lien social essentiel que constitue la langue? Il y a là un paradoxe que je n’arrive pas à résoudre. Tout se passe comme si, pour raccommoder le tissu social, on nous proposait d’utiliser une paire de ciseaux pour d’abord nous tailler en pièces.
Il m’arrive même de penser furtivement que si tous ces mots étranges n’ont pas su s’installer dans notre parlure, c’est peut-être parce que ceux que nous avons déjà suffisent pour mettre en relief nos divisions.
Il y a des mots que je connais bien, cela dit. Je n’ai pas eu besoin d’un lexique du citoyen nouveau pour comprendre les commentaires ahurissants sous une publication Facebook de TVA, à propos de cette nouvelle sur la mort de sept enfants d’origine syrienne dans un incendie à Halifax. Des saloperies teintées de xénophobie et de racisme, ni plus ni moins. Rien à décoder ici. C’était écrit en clair.
Jean-Simon Bui, journaliste au 98,5 fm, a tenté de percer le mystère de cette haine décomplexée en posant quelques questions à un de ceux qui avaient pris part à cet inquiétant festival de l’hostilité. Le résultat est stupéfiant. Le type interrogé ne comprend rien, il mêle tout et n’importe quoi, les judaïstes, les djihadistes, les islamistes, la race, la culture, la religion, tout dans son esprit s’est agglutiné pour former un immense fromage tordu et impossible à avaler. Normal, dit-il, à force de se faire bombarder de grands titres sensationnalistes, on finit par ne plus rien comprendre et, justement, les grands titres, c’est tout ce qu’il lit.
J’ai eu le vague sentiment que, Jean-Simon Bui pourrait recevoir le prix de l’ethnologue de l’année pour ce reportage qui résume, en quelques minutes, toutes les prémisses utiles pour partir à la rencontre de ceux qui habitent les contrées de la détestation. Des contrées où, là encore, j’avance comme un étranger, complètement dépaysé. Pas le choix de m’accrocher, encore, aux vers de Pauline Julien.
Dépaysée au bout du monde
Je pense à vous, je pense à vous
Demain ce sera votre tour
Que ferez-vous, que ferez-vous
Aujourd’hui l’étranger
C’est moi et quelques autres
Comme l’arabe, le noir, l’homme d’ailleurs, l’homme de partout
Toujours est-il que personne n’est à l’abri des grands titres. Ce sont des explosifs qui peuvent sauter au visage de n’importe qui. C’est un peu comme la Camarde, elle fauche et tant pis pour le nom des fleurs.
Émilise Lessard-Therrien, députée de Rouyn-Noranda–Témiscamingue qui porte la bannière très inclusive de Québec Solidaire en sait désormais quelque chose. À l’occasion d’une entrevue sur La vie agricole TV, elle a eu le malheur de dire que dans sa région, on s’inquiétait de voir des « Chinois » parcourir les rangs pour s’accaparer des terres. Des prédateurs, selon ses mots.
Ça suffisait pour qu’une citoyenne d’origine chinoise, May Chiu, elle-même ex-candidate de Québec Solidaire et désormais porte-parole des « Chinois progressistes du Québec », se mette à crier à la sinophobie. Non seulement elle exigeait des excuses, mais elle s’est aussi empressée d’organiser une manifestation contre le racisme.
Comment vous dire, madame? Il suffisait de l’écouter pour comprendre qu’elle ne parlait pas de vous, ni même de votre communauté. Elle parlait de grandes sociétés qui projettent de s’approprier des terres, comme on parle des grands industriels « américains » ou « européens » qui exploitent des ressources partout dans le monde en bouleversant les économies locales.
Avait-elle raison ou tort de s’inquiéter? C’est une bonne question à laquelle il faudrait répondre. Mais chose certaine, ses propos ne visaient pas les 28 manifestants qu’on a réussi à mobiliser pour la cause.
Je les regardais déambuler dans les rues avec leurs pancartes. L’une d’entre elles affichait un slogan énigmatique : « Neither Predator nor Prey, we are all Quebekers ». Un message inclusif, sans aucun doute.
Je me suis quand même demandé, si nous pouvons tous être québécois, pouvons-nous, aussi, être tous des Chinois progressistes?
Vous me direz. En attendant, je vais continuer de chercher dans ce disque la pièce du puzzle que je n’arrive pas à trouver.
Mommy mommy, I love you dearly
Please tell me how in french
My friends used to call me ?
À écouter
La Renarde
Sur les traces de Pauline Julien
Un album hommage à Pauline Julien, avec les voix d’Erika Angell, Émilie Bibeau, Isabelle Blais, Fanny Bloom, Sophie Cadieux, France Castel, Frannie Holder, Louise Latraverse, Amélie Mandeville, Klô Pelgag, Queen Ka et Ines Talbi, accompagnées des musiciennes Virginie Reid et Laurie Torres.
Réalisé par Ines Talbi et Martin Léon