Théologie Médiatique

La transition énergétique de la foule

Voilà. Le dentifrice est sorti du tube. Depuis le temps qu’on nous dit qu’il faut nous brosser les dents, nous passer la soie dentaire, nous gargariser, poser des petits gestes qu’il faut refaire tous les jours, fidèlement, par souci d’hygiène, pour l’avenir du monde.

Je vais commencer par vous dire que je n’étais pas dans les rues vendredi dernier. Pas par snobisme, inconscience ou désinvolture. Par simple contrainte géographique. J’étais ailleurs. Je roulais à la campagne, entre Saint-Norbert-d’Arthabaska et Chesterville. Je vous entendais de loin.

Il y avait près de 500 000 personnes dans les rues à Montréal, qu’on me disait à la radio. Ou était-ce 350 000? Allez savoir. Vous le savez, vous? Je n’ai jamais compris d’où vient cette soif du nombre exact. Il y avait du monde en masse, ça me suffit comme analyse. Assez pour penser que c’était exceptionnel. C’est d’ailleurs amusant, car en roulant dans les rangs dans le Centre-du-Québec, je capte ou bien CHOI FM au 98,1 à Québec ou bien le 98,5 à Montréal. Deux mondes qui ne s’entendent pas sur les chiffres. D’un côté on célébrait un moment historique, du jamais-vu, de l’autre on me disait que c’était moins que Metallica sur les plaines.

Greta, elle, me disait d’écouter la science, mais je n’ai pas trouvé cette station.

Ça n’a pas d’importance. La pâte à dents est sortie du tube comme je vous disais. Elle ne va pas y retourner.

Et maintenant quoi?

Jeudi dernier, la veille de la manifestation, deux firmes de sondages fouillaient les âmes des Canadiens. Ipsos nous apprenait que s’il semble y avoir un consensus à travers le pays sur l’urgence de contrer le réchauffement climatique, peu de gens semblent prêts à mettre la main dans leur poche pour mettre en branle des solutions… 46% des Canadiens disent ne rien vouloir payer du tout pour la transition énergétique. 22% seraient prêts à payer tout au plus 100$ par année pour participer à l’effort collectif pour sauver la planète.

Le même jour, Le Devoir et Léger, en tentant de décrypter les intentions de votes aux élections canadiennes, nous montraient que la question de l’environnement n’est pas la priorité des citoyens. Ce sont encore l’économie et les taxes qui demeurent en tête.

Voilà une tendance lourde. Outre ces sondages, d’autres indices qui vont dans le même sens sont nombreux. On n’a qu’à penser à la dernière élection québécoise. La CAQ était le parti de l’économie et pas du tout celui de l’environnement. Or, c’est ce parti qui a gagné les élections.

Et pourtant, malgré ces statistiques, la foule était bien dans la rue, aux quatre coins du pays. Il y a là une mobilisation qui ne se mesure peut-être pas encore.

Faut-il y voir un paradoxe ou une contradiction? Est-ce que les résultats de ces sondages viennent entacher le sens de cette mobilisation et diminuer sa portée? Inversement, est-ce que les marches elles-mêmes viennent relativiser l’insécurité économique des Canadiens?

Je ne crois pas. Ces deux mesures de l’opinion publique, mises en relief par les sondages et la taille de la foule dans les rues, nous disent deux choses qu’il faut saisir en même temps.

Comprenons d’abord la priorité aux taxes, à l’économie, et ce refus de mettre sa main dans son portefeuille. Quel message peut-on décoder dans ces chiffres?

C’est au citoyen électeur qu’on s’adresse ici, la classe moyenne à qui on ne cesse depuis des années de promettre prospérité et sécurité. Ces promesses sont celles de l’ère industrielle. Elles garantissent une forme de liberté individuelle – qui se traduit, dans le domaine des transports, par une autonomie de déplacements rendue possible par l’automobile – et un confort relatif par l’accès à des produits toujours disponibles tous les jours, parfois même la nuit, dans les épiceries, des grandes surfaces, des stations-services, à la sortie des autoroutes et des grands boulevards qui permettent de rejoindre les banlieues, synonymes de l’accès à la propriété.

Ça fait plusieurs dizaines d’années qu’on dit à cette classe moyenne qu’en échange de son labeur au travail, elle pourra accéder à ce mode de vie qui est aujourd’hui remis en question pour des raisons écologiques. Faut-il s’étonner que les citoyens aient la vague impression d’avoir déjà fait leur part au nom du progrès? Leur demander quelques dollars de plus, des petits gestes au quotidien, un petit effort supplémentaire? Et puis quoi encore?

Et c’est là que la mesure de la foule dans les rues prend tout son sens. Mon amie et collègue Émilie Dubreuil, le jour de la manifestation à Montréal, a pris le pouls des marcheurs. Que faisaient-ils là? Ils avaient envie d’être ensemble. C’est la réponse qu’elle a reçue. Ces marcheurs n’avaient pas de solution, pas de grand plan énergétique, pas de voiture électrique pour se donner bonne conscience. Ils cherchaient une réponse collective à des craintes individuelles.

Voilà. C’est là que se rencontrent les statistiques sur les individus isolés et la taille de la foule qui marche dans les rues, deux mesures qui, à première vue, semblent contradictoires. Ça fait des années que nous sommes seuls dans la masse, anonymes dans les sondages. Peut-être qu’en sortant dans la rue, nous serons ensemble, pour une fois. D’un côté, je ne suis qu’une partie, de l’autre, nous formons un tout.

En somme, il n’y a pas de contradiction entre le désir de préserver un confort individuel et la soif d’idéal inhérente à la foule. Il s’agit de deux phénomènes complémentaires.

Cette soif d’idéal est donc sortie du tube. Elle se répand dans la rue. Ce serait un peu con de la laisser couler vers les égouts, car il y a là une énergie volatile qui ne demande qu’à être canalisée. Où ira cette mobilisation? Difficile de le dire. Mais le politicien le plus habile sera celui qui saura capter la force du courant qui avance vers lui. Justin Trudeau a manqué son coup en s’imaginant qu’en se fondant dans la foule pour faire des bye bye en souriant, il pouvait à la fois être le barrage et la rivière. C’est une immense connerie. Comme s’il voulait lui-même s’éjecter du pouvoir pour jouer, un instant, au prolétaire inquiet. Personne ne peut le croire. Quel mauvais comédien. Legault a beaucoup mieux fait en restant chez lui. S’il est aussi fort en comptabilité qu’on le dit, il lui faudra peu de temps pour comprendre la valeur de ce qu’il a devant lui: la possibilité d’entamer dès maintenant la transition énergétique de la foule.