Yayoi Kusama : Un grand vertige
Depuis le 3 mars, le Musée des beaux-arts de l’Ontario (alias AGO) se fait le théâtre d’un phénomène culturel rare. Ils sont des dizaines de milliers à se cogner le nez sur les portes closes de l’exposition Infinity Mirrors, une rétrospective présentée à guichets fermés.
Dire que l’événement est couru tiendrait de l’euphémisme. Il m’aura fallu trois jours pour que je mette enfin la main sur autant de billets, un processus qui tenait davantage de la chance que de la ténacité au final. Quand on réussit à avoir son laissez-passer pour Kusama, on se pince très fort, on jubile, on s’en enorgueillit dans nos rapports avec les autres.
Or, la visite est à l’image du reste. Il faut d’abord faire la file pour emprunter l’ascenseur qui nous mènera vers la salle, puis se mettre en ligne devant chacune des boîtes blanches géantes dispersées sur deux étages. Ces Infinity Mirrors Rooms sont, évidemment, le clou du spectacle, des instants enivrent. On profite de ces décors immersifs sans cligner des yeux jusqu’à ce que nos vingt ou trente secondes allouées soient écoulées. C’est du sérieux : il y a littéralement quelqu’un devant chaque installation, un préposé paré d’un chronomètre qui cognera à la porte peu avant de l’ouvrir, indiquant que notre tour de manège est terminé.
The Soul of Millions of Light Years Away, la toute première, une pièce de 2013, procure une sensation inouïe. On a l’impression de plonger dans un puits d’étoiles ou de lucioles, un gouffre magique peuplé par la Fée Clochette et ses milliers de cousines. Le dispositif est pourtant si simple : des miroirs de verre judicieusement positionnés et quelques guirlandes de lumières LED recouvertes de petites formes de plastique orange, rouges, bleues et vertes.
Légende vivante
Le corpus dresse un portrait exhaustif de cette artiste au parcours aussi fascinant que son œuvre, une Japonaise qui s’est exilée à New York de 58 à 73 avant de regagner ses terres, terrassée par des problèmes de santé mentale qui lui inspirent aussi cette esthétique fort psychédélique. Depuis 1978, elle loge à l’hôpital psychiatrique Seiwa de Tokyo et travaille sans relâche dans son petit studio sis tout près de là. Il est d’ailleurs vraiment intéressant de constater qu’une myriade de ces sculptures, installations et toiles ont été réalisées dans les années 2010.
Citrouilles, formes phalliques, pois. Les motifs qui la suivent depuis les débuts aident à percer un pan de son énigme, donnent les clés pour déverrouiller son épaisse carapace. On devine qu’une femme fragile et potentiellement triste se cache derrière ces couleurs vives, cet univers pourtant si ludique et près de l’enfance. On en prend la pleine mesure dès le début de la visite avec Ennui (1976), une pièce d’un gris métallique qui évoque une dizaine de pénis en peluche, une tentative d’autothérapie visant à éradiquer sa peur du sexe. Ce même thème sera évoqué à de nombreuses reprises dans les salles de l’AGO, notamment avec la troublante Phalli’s Field (1965).
Avec toutes ces blogueuses mode et ces séances photo, l’exposition de Yayoi Kusama a donné lieu à des scènes presque aussi surréalistes que ses salles des miroirs. Heureusement, la patience vaut son pesant d’émerveillement et on quitte le musée avec la certitude d’avoir assisté à quelque chose d’historique, ne serait-ce que pour l’intérêt généré par ce nom qui restera gravé dans les mémoires.
Jusqu’au 27 mai 2018
Art Gallery of Ontario (AGO)
Musée des beaux-arts de l’Ontario