Ma tête bourdonnait, en arrivant au café du centre-ville où m’avait donné rendez-vous l’auteur et metteur en scène Sébastien David. J’étais avec Christiane Charette juste avant, et elle avait de la jasette. Et quand Christiane a envie de te jaser, tu te plantes là et tu ne bouges pas. En fait, j’aimerais ça être elle, quand je serai grand. J’ai l’impression qu’une grande partie de ma démarche récente s’inspire de mes premiers moments à l’écouter à la Première Chaîne, où ses entrevues dans la pénombre du sous-sol radio-canadien prenaient un ton si confessionnel que la philosophie la plus intime de son invité devenait claire comme la lumière d’un matin de mai.
Sébastien monte ces jours-ci une adaptation théâtrale de mon film préféré, La société des poètes disparus. Je dois dire que j’y ai toujours vu une histoire sur le fait de profiter de la vie le plus possible, sur l’école, sur la nature et sur le théâtre. Mais c’est aussi une pièce sur la mort, me rappelle-t-il. La première leçon du professeur Keating affirme effectivement aux jeunes de sa classe que les photos d’anciens étudiants au mur devant eux montrent toutes des personnes aujourd’hui devenues poussière; c’est comme un écho au suicide du jeune Neil à la fin de l’histoire. La philosophie, qui constitue la colonne vertébrale même du scénario, est rendue urgente par ce rapport constant à la mort des personnages – du moins pour ceux qui savent s’ouvrir les yeux.
Et l’urgence est grande, chez Sébastien. À la mi-trentaine, il est un artiste accompli, mais il fait preuve de cette fougue et de ce bouillonnement intellectuel que possèdent ceux qui ont encore tout à prouver. Sa pièce Dimanche napalm a remporté en 2017 le prix du Gouverneur général, et son travail est régulièrement présenté en France, mais c’est comme si rien de tout cela n’avait d’importance à ses yeux. «Je n’aime pas mon ancien travail», m’affirme-t-il, sans détour. La fierté devant le travail accompli, il ne la connaît pas, et s’asseoir pour faire le bilan, ça ne l’intéresse pas beaucoup, à un point tel qu’il semblait à certains moments presque amusé vis-à-vis mes tentatives pour trouver un fil thématique commun dans ses propres pièces. Depuis sa première œuvre d’importance, Ta yeule Kathleen, une courte pièce coup-de-poing qui porte sur les difficultés d’une jeune mère monoparentale, beaucoup de ce qu’il écrit se passe en ville, et je lui souligne. Oui… OK… Ça peut être un bon fil, si ça te tente, semble-t-il me dire.
Parce que Sébastien ne rêve pas du tout d’une vie dans les bois, à la Henry David Thoreau, philosophe au cœur des idées des poètes disparus. Thoreau, d’ailleurs, allait souvent à la bibliothèque, me rappelle le metteur en scène, pendant son «isolement» forestier. Il avait aussi tout un réseau urbain, qui rend son rapport ville-campagne pas mal plus poreux que le mythe qu’on en a retenu. Et de toute manière, il est possible à tout moment de se retrouver soi-même au fond de sa grotte intérieure, dans les bois de son esprit. Non sans me surprendre, Sébastien m’évoque un concept japonais, le Ma, qui signifie que même dans un métro bondé, il est possible de se retirer du monde, de se retrouver en soi, pour quelques respirations, le temps de repartir du bon pied.
C’est une façon de ne pas se laisser écraser par ce que Walt Whitman appelle la frivolité de la vie en société dans son poème O Me! O Life!. Puisque ce poids est bien réel, et Sébastien le reconnaît. C’est pourquoi je lui demande quel est son rapport aux institutions, qui sont à tous les détours dans la production et la diffusion artistique au Québec. Est-ce que ces institutions, comme celle de l’école des poètes disparus, lui paraissent lourdes? Est-ce que le détour par les institutions étiole nécessairement le souffle artistique? Là, je sens que j’ai touché quelque chose, son regard cesse de me fixer intensément comme dans tout le reste de notre échange, et il se permet un petit regard au loin, par la fenêtre, avant de me répondre. «Ce n’est pas un problème dans le milieu théâtral», finit-il par laisser tomber.
Le Théâtre Denise-Pelletier, où il monte la pièce, est une institution d’importance. Plus de 22 000 billets avaient déjà été vendus au moment de notre rencontre, un mois avant la première. Des écoliers d’un peu partout se rendront dans l’est de la ville pour revisiter le grand classique et il y aura des discussions après le visionnement, pour encadrer la réflexion sur le suicide, bien sûr. Mais Sébastien déconstruit tout ça en un tour de main, partiellement pour ne pas se rajouter de pression inutile, ai-je l’impression, mais aussi parce qu’il aime sincèrement la famille du théâtre à laquelle il appartient. «Claude Poissant m’a envoyé l’adaptation théâtrale. Je l’ai texté 10 minutes après l’avoir lue pour lui dire: “Je pense que je suis capable de faire ça.”» C’est sûrement ce filon-là dans son travail que j’aurais dû lui soumettre en fait, la famille: celle qu’on choisit, celle qu’on ne choisit pas.
Depuis deux ans, il a intégré une autre institution, en devenant prof dans le programme de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe. Son approche de l’enseignement est de faire comme s’il n’était pas prof, c’est-à-dire de traiter ses étudiants comme des égaux, en faisant avec eux la mise en scène de grands classiques, d’Oreste à Gauvreau. Avec ses cégépiens, il veut lui aussi avancer, l’enseignement n’est pas une opération à sens unique. Certains pédagogues y verront de l’apprentissage par projet bien compris, et ils n’auraient pas tort. Cela passe par le dialogue, d’ailleurs présent dans tous les aspects de sa pratique.
Mettre en scène une pièce n’est pas fondamentalement différent que d’écrire un texte pour lui, puisque dans les deux cas, il s’agit finalement d’une mise en relation, d’une mise en ordre et d’un jeu d’échos entre les différents morceaux du casse-tête. Pour que ce dialogue fonctionne, il faut en amont faire le plus de recherches possible sur le zeitgeist de l’œuvre, et en aval toujours garder en tête que l’écriture théâtrale possède cette particularité qu’elle n’a pas d’autre but que le moment vécu sur scène, unique et non reproductible. Et un moment unique, ça se travaille, alors carpe ton diem comme il faut.
C’est un peu le chemin qu’accomplit le jeune Todd Anderson, joué par Ethan Hawke dans le film. Ce serait lui, au fond, le personnage principal de l’histoire. C’est lui qui change, au fil du texte, et qui est véritablement modifié par sa propre mise en dialogue avec le monde. Il commence l’histoire dans la posture du réaliste aux œillères fermes, et la termine comme un romantique au regard vitreux, alors que la plupart des autres personnages restent fidèles à qui ils sont, malgré les péripéties et le drame vécu. Lui, il continue d’éclore, debout sur son pupitre. C’est lui le seul qui a compris, semble-t-il, qu’on apprend tout autant qu’on enseigne, et qu’il faut bien entrer dans la caverne avant de pouvoir en sortir.
La société des poètes disparus
Du 20 mars au 26 avril
Au Théâtre Denise-Pelletier