J’aimerais que Fanny Britt se présente pour Québec solidaire aux prochaines élections provinciales. Je l’aimerais sincèrement. J’aime imaginer ce que ça donnerait, des conférences de presse d’elle avec Catherine Dorion à ses côtés, avec Manon Massé qui veillerait sur la scène, elle qui regarderait les jeunes, les premières ministrables de demain, amener la poésie au pouvoir.
J’aime Fanny Britt.
Vous la connaissez, vous l’avez entendue faire des envolées mémorables à la radio chez Marie-Louise Arsenault, je la connaissais aussi, mais je ne l’avais jamais lue jusqu’à l’an dernier. Je pourrais vous nommer toute une ribambelle d’auteurs essentiels comme ça, rien que dans les auteurs québécois, dont je n’ai jamais lu une ligne. L’avenir de mes lectures est radieux, j’ai choisi de le voir ainsi, parce que sinon je bloque, le FOMO est une mort de l’âme, une poule pas de tête.
J’ai commencé mon incursion dans son univers, assis au théâtre, dans l’est de Montréal début 2018, pour sa pièce Hurlevents. Coup de poing au ventre des culs-de-sac de la désillusion. C’est cet échange qui m’est resté de la pièce, allez savoir pourquoi: la femme mûre dit aux jeunes de mettre le vin rouge au frigo quelques minutes, que ça lui redonne une vitalité. La réponse est immédiate, sèche, dans la bouche de la jeune jouée par Florence Longpré, tranchante comme tout le texte: ON LE SAIT.
À lire aussi : Félix B. Desfossés – Genetic Control : première réimpression d’un classique du hardcore montréalais
Les jeunes qui décident, les jeunes qui savent décider, un jour, que les vieux leur en ont assez appris, et qu’il est temps pour eux de s’affirmer et d’apprendre par eux-mêmes. Les jeunes qui se contredisent, mais qui savent que c’est ben correct, les jeunes qui prennent toute la place, dans l’appartement, dans la rue, dans la scène artistique, et les jeunes qui dramatisent leur vie jusqu’au ridicule, la maturité qui ne presse pas, le drame doux de la jeunesse qui s’emballe sur son nombril: tout cela est beau, pour moi. C’était dans une mise en scène précise de Claude Poissant, lui qui renouait avec Britt, ils avaient collaboré en 2012 sur Bienveillance, qui a reçu le Prix du Gouverneur général.
Bienveillance, j’ai donc dû la lire, à défaut de pouvoir la voir. Je l’ai lue, c’est de la faute à Serge Bouchard et à Jean-Philippe Pleau en fait, toujours eux à tous les détours de mes lectures, je suis payé pour causer avec Serge Bouchard à la radio, privilégié en sale je suis, je sais, mais encore faudrait-il apprendre à certains journalistes la valeur de la lecture, pas rien que la lecture de journaux, autrement c’est du privilège qui se regarde le nombril privilégié, c’est du privilège adolescent. Serge et Jean-Philippe, je disais, faisaient de cette idée, la bienveillance, le thème de leur émission cette semaine-là, et après avoir lu de la philo d’un réactionnaire français qui critiquait l’idée même de la chose (puisque ça existe, des Machiavel, inutile de les ignorer, ils sont au pouvoir partout, sans bienveillance aucune), je me suis enduit d’un baume sur l’âme avec la pièce, enveloppante, où Bienveillance est le nom d’une municipalité, un endroit rêvé, un gouvernement imaginaire de la bonté. C’est le village natal où le personnage principal retourne, c’est l’origine de toute l’humanité, l’origine du «auprès des nôtres», là où il faut se retrouver périodiquement si nous ne voulons pas nous transformer en monstres. Mais justement, l’antihéros de la pièce décide de fuir là d’où il vient, Bienveillance, pour faire du cash à Toronto. La fuite sans retour existe, c’est la solution facile, et y résister n’est pas un combat perdu d’avance, mais c’est un combat qui nous attend, chacun.
Entre la pièce récente et la pièce d’il y a sept ans, Britt publiait un petit essai devenu classique local, chez Atelier 10, Les tranchées, où les guerres quotidiennes de la maternité sont décrites avec lucidité et soin. Je lis la chose, qui date de 2013, fin 2018. Décidément, je fais tout à l’envers dans ma découverte de cette intellectuelle, peut-être la plus importante du Québec présentement. Elle dit parfois se sentir inadéquate, je n’y peux rien bien sûr, mais ciel qu’elle pulvérise l’adéquation, elle est à des lieues du rien que OK. Deux idées me restent, cette fois-ci. La première: être mère, c’est être perpétuellement en tabarnak, écrit-elle. Je pense à ma mère, bien sûr, je t’aime maman, je sais un peu plus tout ce que tu as fait depuis ma lecture de ce petit livre, le lavage et des lunchs principalement, mais l’inquiétude surtout. Deuxième idée, qui surgit lors d’un échange dans l’essai entre l’auteure et l’essayiste Catherine Voyer-Léger, elle qui n’avait pas encore d’enfant à l’époque, qui en a adopté un depuis, Catherine qui se demande si elle arrivera encore à écrire quand elle aura à s’occuper d’un petit, et Britt lui répond tout calmement, pas en tabarnak du tout, que si elle écrit maintenant, c’est qu’elle écrira.
Comme une faim de mots, j’en voulais encore. Tout récemment, Britt publiait une suite au petit essai, intitulé Les retranchées, celui qui consolide sa place comme dramaturge et essayiste tout autant, comme mes plus grands héros, ceux qui sont capables d’écrire comme ci et comme ça, je ne sais pas comme ils font, c’est fort en tournevis. Elle dit cette fois-ci qu’il n’y a pas de modèles, comme elle le croyait dans le premier essai peut-être; que son amie Annie, cinq enfants, n’est pas le modèle, elle le comprend au début de la quarantaine mieux qu’à la mi-trentaine. Elle se donne le droit d’évoluer, comme ses personnages, et n’essaie même pas de créer un système de quoi que ce soit, surtout pas de la maternité ou de la non-maternité. Je retiens cette parole d’un médecin cité, qui affirme qu’il n’y a pas de mauvais choix, seulement des gens qui ne savent pas accepter les conséquences de leurs choix, et je me dis que c’est ça, c’est exactement ça: saurons-nous assumer les conséquences des choix du Québec d’aujourd’hui dans 20 ans comme nous cherchons désespérément à faire honneur aux choix du Québec de la Révolution tranquille?
À lire aussi : Mickaël Bergeron – Enfin, la paix!
J’aime penser que la bienveillance, le care, cette éthique dont tout le monde raffole depuis quelques années, et Fanny Britt aussi, peut avoir sa place en politique au Québec. J’espère avoir tort de penser que c’est difficilement réalisable, presque impossible, parce que la politique est l’arène où gagnent généralement les Machiavel, et parce que comme elle le souligne elle-même, le néolibéralisme s’empare de nous tous jusqu’à nos identités instagrammables. C’est pour ça que je me détourne de la politique, comme Socrate le préconise dans l’Apologie, oui, Socrate, je cite Socrate, désolé. Je ne sais pas. J’aime penser que l’éthique familiale que nous propose Britt, non, celle qu’elle nous décrit et qui n’est que naturelle, tout en étant multiforme, puisse faire un pont avec la sphère publique. Ce superbe roman graphique d’une famille minée par l’alcoolisme du père, Louis parmi les spectres, que je lisais la semaine dernière, n’en donne pas la clé. Mais le fait que nous lisions tous les mêmes livres en même temps, peut-être, oui. Je ne sais pas.
Les retranchées est en librairie depuis le 14 mai.