Défis et potentialités de la constitution par la base
Lorsqu’il les a approchés pour la première fois à l’été 2017, Christian Lapointe n’a pas convaincu d’emblée les gens de l’Institut du Nouveau Monde (INM) d’embarquer tête première dans son projet de mener un processus citoyen d’écriture d’une constitution pour le Québec. C’est qu’un tel projet peut s’avérer colossal, et les conditions de sa réalisation, particulièrement compliquées à réunir. Nous avons déjà abordé la complexité de la démarche délibérative visant à parvenir à un consensus lors de l’écriture d’un texte constitutionnel, mais il ne faut pas non plus négliger celle de l’organisation d’un tel processus de consultation.
Ce texte est le troisième d’une série qui vise à couvrir le projet Constituons! orchestré par le metteur en scène Christian Lapointe avec la collaboration de l’INM et de nombreux autres partenaires. Si ce n’est déjà fait, passez ici pour lire le premier billet, qui décrit le projet.
La constitution par la consultation
La place centrale accordée aux citoyens dans la démarche proposée par Christian Lapointe est l’un des principaux aspects qui ont incité l’INM à accepter de participer au projet Constituons! et d’en organiser le processus de consultation. Derrière cet exercice non partisan de consultation citoyenne, en adéquation avec sa mission « d’accroître la participation des citoyens à la vie démocratique »1, on retrouve en action l’une des idées fondamentales portées par l’INM : démontrer qu’il n’y a pas que les « experts » qui peuvent définir la société dans laquelle on souhaite vivre.
Les plus récentes assemblées constituantes menées à travers le monde ont par ailleurs toutes eu recours à des démarches variées de consultation, allant du scrutin sur la mise en place de l’assemblée constituante, au référendum constitutionnel, en passant par l’élection des membres de l’assemblée et, bien entendu, par diverses formes de sondages, de rencontres régionales, d’appels à mémoires ou autres consultations publiques, physiques ou virtuelles.
Parmi certains exemples significatifs, l’élection de l’assemblée constituante tunisienne, en octobre 2011, a permis la nomination des 217 membres de l’assemblée parmi plus de 11 000 candidatures reçues. L’assemblée constituante devant parvenir à l’écriture d’une constitution politique pour la ville de Mexico, en 2016-2017, a quant à elle reçu 357 pétitions signées par 280 000 personnes ainsi que 26 000 réponses à des sondages en ligne. L’utilisation d’une plateforme de consultation en ligne a également été mise de l’avant en Islande où, malgré l’échec du processus de réforme constitutionnelle de 2012, la participation citoyenne s’est révélée déterminante dans le processus même de rédaction du texte constitutionnel, dont les ébauches étaient régulièrement soumises aux commentaires des internautes2.
« Crowdsourcer » la consultation
Les technologies de l’information et de la communication nous placent aujourd’hui devant des potentialités démocratiques inédites et encore peu explorées. Elles soulèvent également un certain nombre d’enjeux significatifs.
De nombreuses plateformes de consultation sont mises en ligne chaque année afin de solliciter la participation citoyenne sur divers enjeux. La France propose actuellement un espace en ligne dédié aux contributions devant alimenter le « grand débat national ». L’entreprise qui « propulse » la plateforme de consultation de l’Élysée propose également de nombreux autres sites de consultation en ligne, pour l’État comme pour des villes ou des organisations de la société civile. Elle conçoit d’ailleurs aussi le site du « vrai débat », consultation participative initiée par des gilets jaunes qui s’inscrit en opposition à celle menée par le gouvernement d’Emmanuel Macron.
En Islande, encore, la ville de Reykjavík propose, par le biais de la Citizen Foundation qui développe de nombreux projets du genre, une plateforme participative qui reçoit, depuis 2010, des idées soumises aux commentaires de la collectivité sur divers projets et enjeux qui concernent la ville. Une plateforme similaire invite les Islandaises et les Islandais à imaginer une « meilleure Islande ».
En Italie, le Mouvement 5 étoiles, actuellement au gouvernement, s’est développé à partir de Rousseau, une plateforme de consultation en ligne qui permet aux membres du parti de discuter et décider des propositions législatives qui seront soumises par les élus à la Chambre des députés. La plateforme a entre autres permis aux membres du mouvement de renverser la position du parti et de proposer d’abroger la criminalisation à l’immigration clandestine en 20143.
Ces nouvelles modalités de décentralisation des processus démocratiques misant sur la participation populaire n’est d’ailleurs pas nécessairement la prérogative de ceux que l’on associe à la gauche politique ou au progressisme.
Dès lors, une fois considérés les enjeux de la sécurité, de la neutralité et de la fiabilité de la plateforme, de la bonne gestion et de la protection des données personnelles, etc., se posent impérativement les enjeux de la politisation et de polarisation du débat, ainsi que ceux liés à la qualité et à l’accessibilité des informations qui permettent d’y participer de manière éclairée. Parce que, malgré le potentiel démocratique des technologies de la communication, le défi de la participation citoyenne reste majeur dans tout projet de consultation du genre.
L’organisation de la constitution
Les plateformes de consultation dans l’internet ne se substituent pas totalement aux consultations dans des lieux physiques. Bien au contraire. Ne serait-ce simplement parce que près de 340 000 foyers québécois n’ont toujours pas accès à internet haute vitesse. Il faut aussi compter sur les contraintes de ces modes de consultation, comme le type de questions et les modes de participation que le web configure, mais aussi les limites humaines et technologiques du traitement de la quantité considérable d’information qui peut être générée par une consultation participative en ligne.
En s’inspirant des autres assemblées constituantes menées au cours des dernières années, l’INM a ainsi mis en place un mode reposant à la fois sur la consultation en ligne, via un questionnaire, et une série de consultations publiques régionales. Dans les limites du temps et du budget alloué au projet, l’objectif était de s’approcher au plus près du réel d’une consultation telle qu’elle serait menée si le gouvernement du Québec décidait de la mettre en place.
Ce laboratoire démocratique, inscrit dans une démarche théâtrale, se révèle plutôt mobilisateur. Les assemblées régionales, comme le questionnaire, ont intéressé des milliers de personnes à travers le Québec. Imaginons un peu si on donnait à un tel projet toute l’envergure qu’il méritait, avec toutes les ressources pertinentes qu’il exige et l’attention publique et médiatique qu’il pourrait susciter.
À titre comparatif, 5,5 M$ ont été alloués à l’écriture et l’adoption de la constitution de la Colombie-Britannique, en 2002-2005. Rien de comparable avec le budget d’un projet théâtral.
Et malgré l’enthousiasme de ses participant·e·s, le projet Constituons! ne peut espérer parvenir à un niveau de mobilisation pareil à celui que pourrait occasionner un débat sur une constitution québécoise commandée par le gouvernement, ce qui contribuerait certainement à encourager une participation plus importante des anglophones, des personnes issues de l’immigration, et des peuples autochtones. Car c’est, jusqu’à maintenant, ce qui se révèle être le plus grand défi du projet, et une préoccupation constante pour les membres de l’Assemblée constituante et les organisateurs.
La tournée de consultations régionales de Constituons! se termine ce mercredi 20 février à Jonquière. Pour contribuer financièrement au projet, cliquez ici.
2– Voir à cet effet l’article de Hélène Landemore qui souligne que l’expérience islandaise est « sans précédent et révolutionnaire sous plusieurs aspects, et particulièrement parce que, pour la première fois de l’histoire humaine, le texte fondateur d’un pays […] était écrit avec la participation plus ou moins directe de sa population. » (Notre traduction)
3– Notons que malgré l’adoption de cette proposition par le parlement, l’abrogation de la loi a longtemps été retardée, puis, en septembre dernier, le gouvernement de droite de Matteo Salvini a adopté de nouvelles mesures particulièrement contraignantes en matière d’immigration.