La crise environnementale est aussi une crise constitutionnelle
Depuis que les premiers signaux d’alerte ont été sonnés, il y a près de cinquante ans1, c’est la société civile qui a véritablement pris au sérieux les enjeux de l’accélération des bouleversements climatiques et des extinctions massives de la biodiversité. Ce ne sont pas les gouvernements.
Pourtant, malgré toute notre bonne volonté, à eux seuls les gestes individuels que nous posons ne suffiront jamais à contrecarrer la crise à laquelle nous sommes confrontés. Il faut une action collective concertée, de laquelle personne ne devra se soustraire. Il n’y a que les gouvernements qui ont le véritable pouvoir de mener une telle action.
Pour plusieurs, ce dilemme mérite à lui seul la réécriture de nos constitutions, afin d’orienter les décisions légales et juridiques en faveur de la nature. Car si la plupart des constitutions mondiales présentent diverses dispositions en matière de protection de l’environnement, les effets réels de ces mesures sont limités, voire insuffisants, quand ces dispositions constitutionnelles ne sont pas carrément vétustes. Par exemple, au Canada, la Constitution ne s’intéresse qu’au partage des compétences en matière de ressources naturelles non renouvelables, de ressources forestières et d’énergie électrique. Rien ne prévoit spécifiquement la protection de l’environnement. Si cette approche, reposant sur l’exploitation de la nature, a surtout servi les intérêts économiques de l’État canadien et des provinces, elle n’a jamais été pensée pour répondre aux impératifs de la crise environnementale que nous vivons. Et les lois adoptées par le gouvernement canadien et ceux des provinces peuvent alors subordonner les enjeux climatiques aux enjeux économiques.
La question environnementale est d’ailleurs à la source même du projet Constituons! Depuis des mois, les membres de l’Assemblée constituante, tout comme les participant·e·s aux consultations menées à travers le Québec, ont tous et toutes souligné que l’environnement était l’une de leurs préoccupations majeures. En fait, comme en témoignent certains événements auxquels j’ai participé dans le cadre du projet, la question environnementale traverse presque toutes les autres questions posées par l’écriture de la constitution.
Ce texte est le cinquième d’une série qui vise à couvrir le projet Constituons! orchestré par le metteur en scène Christian Lapointe avec la collaboration de l’INM et de nombreux autres partenaires. Si ce n’est déjà fait, passez ici pour lire le premier billet, qui décrit le projet.
Les droits de la Terre-Mère
La grande majorité des constitutions sont, par défaut, anthropocentriques. Elles ont été écrites afin de régir les droits et les devoirs des collectivités humaines. Lorsqu’elles s’intéressent à la nature, c’est généralement afin de départager et de préserver l’intérêt général et les intérêts particuliers des humains face à leur environnement. C’est pourquoi, au nom de l’intérêt national, il est tout à fait légitime de porter atteinte à la nature, par exemple, en favorisant l’exploitation des énergies fossiles polluantes.
Pour donner des armes contre ceux qui contribuent à accélérer la crise environnementale, plusieurs personnes à travers le monde militent pour que l’on reconnaisse des droits juridiques à la nature et à ses éléments, à même les constitutions nationales. L’idée aurait été développée au début des années 1970, mais ce n’est qu’à la fin des années 2000 qu’elle a été considérée sérieusement par des États.
C’est en Équateur, en 2008, puis en Bolivie, en 2009, que les premières mesures constitutionnelles ont été adoptées afin de protéger l’environnement et d’assurer à toutes et à tous le Buen Vivir, littéralement le Bien Vivre. C’est d’ailleurs dans le sillon de ces réformes et à travers la mobilisation des peuples autochtones que l’ONU a adopté, en 2009, la proposition du président bolivien Evo Morales de faire du 22 avril la Journée internationale de la Terre.
Surtout portées par la mobilisation des populations autochtones, ces réformes constitutionnelles et les lois qu’elles ont entraînées à leur suite permettent de reconnaître la Terre Mère (Pacha Mama dans les langues quetchua et aymara) comme sujet de droit à part entière, et non plus de considérer la nature comme un objet des droits humains.
À moindre échelle, au Québec, l’idée de faire du fleuve Saint-Laurent un sujet de droit a ses adeptes. D’autres fleuves, comme le Whanganui, en Nouvelle-Zélande, et le Gange, en Inde, possèdent déjà une personnalité juridique. En Colombie, c’est à la forêt amazonienne qu’on a attribué ce statut. Et cela pourrait se faire, selon les experts, dans le cadre de la législation québécoise, bien que la portée symbolique et juridique d’une telle disposition serait drôlement plus forte si elle était inscrite à même notre constitution.
Au Canada, des organisations comme la Fondation David Suzuki militent d’ailleurs pour que le « droit à un environnement sain » soit protégé par la constitution. Ce n’est pas tout à fait comme accorder une personnalité juridique à la nature, mais ce serait déjà un pas important…
… mais pas nécessairement suffisant. Car même si une constitution reconnaît la nature ou un de ses éléments comme un sujet de droit, la capacité des États demeure foncièrement limitée en matière de protection de l’environnement, et l’application de mesures concrètes, particulièrement complexes. Malgré toutes les bonnes intentions, il faut une véritable volonté collective et des moyens de coercition effectifs pour que ces mesures constitutionnelles environnementales ne soient pas que symboliques.
Les limites…
En Équateur, les dispositions constitutionnelles ont permis jusqu’à maintenant de mener 25 procès visant à empêcher ou réguler des projets industriels, dont 21 ont été gagnés par les protecteurs de l’environnement. Cela n’a cependant pas empêché le gouvernement de Rafael Correa, en 2013, de renier sa promesse de ne pas exploiter l’important gisement de pétrole situé dans la réserve mondiale de biosphère du Yasuni, à même la forêt amazonienne et classée au Patrimoine mondial de l’UNESCO.
En Bolivie, les lois environnementales adoptées par Evo Morales – sans consulter la société civile – n’ont pas su empêcher de nombreuses atteintes à l’environnement, causées par les politiques de son propre gouvernement. Par exemple, en 2017, le gouvernement bolivien a mis fin à la protection du parc national protégé et territoire indigène Isiboro-Sécure afin d’y faire passer une autoroute. Et puis, depuis 2015, le gouvernement bolivien a autorisé l’exploration et l’exploitation de gisements pétroliers dans les diverses réserves naturelles protégées situées au cœur du bassin amazonien.
Ces exemples illustrent, entre autres, la difficulté d’action d’un État dépendant économiquement de l’exploitation des énergies fossiles – comme le sont de plus en plus d’États, dont le Canada.
Les constitutions et les lois environnementales sont également limitées par les traités et les accords internationaux. En septembre dernier, par exemple, les équatoriens ont été déboutés par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye et condamnés pour déni de justice envers la compagnie Chevron, en raison de l’amende de 9,5 milliards de dollars que la justice équatorienne avait imposée au pétrolier américain pour atteintes à l’environnement2. La crise planétaire n’affecte encore que trop peu les grandes entreprises mondialisées, celles-là mêmes qui sont les principales responsables de l’accélération de la crise.
Une constitution écologique ?
Les 42 membres de l’Assemblée constituante se réuniront dans quelques jours pour travailler ensemble sur les propositions qui permettront la rédaction d’une constitution citoyenne pour le Québec. Nous verrons ce qui en sera de la place de notre fleuve, de nos forêts, de nos mines et de nos lacs dans ce texte constitutionnel qu’ils écriront et qui sera déposé à l’Assemblée nationale du Québec en juin, afin de faire entendre à la classe politique les préoccupations des milliers de personnes ayant participé au processus de cette exercice inédit, lequel servira également de fondement à la pièce qui sera présentée au FTA (les billets sont en vente ici, en passant). On peut d’ores et déjà présumer qu’elle sera principale.
Tout au long de l’hiver, les consultations menées à travers le Québec par l’INM et devant servir de base à la réflexion de l’Assemblée constituante ont largement fait écho aux préoccupations environnementales de la population québécoise, dont celles des dizaines de milliers de jeunes ayant manifesté partout au Québec le 15 mars dernier.
Intimement liée aux enjeux des relations avec les peuples autochtones, la question de la protection et de l’exploitation du vaste territoire québécois et de ses éléments naturels est cruciale, mais aussi tout à fait porteuse et inspirante.
Elle s’inscrit en harmonie avec l’idée phare de l’écriture d’une nouvelle constitution : celle de penser au sort des générations à venir, ce qui ne peut se faire en dépit de la nature. Il n’est pas question de la fin du monde ici, mais plutôt de ce qu’il faut faire afin d’éviter la fin d’un monde où toutes et tous peuvent être libres de bien vivre, de bénéficier d’un environnement sain, d’un écosystème vivant, de l’air pur, de l’eau propre, etc. À cet égard, la crise environnementale est d’abord une crise humaine qui se résoudra par des actions sociales, économiques et politiques sans précédent. Une constitution neuve, écrite et portée par les citoyennes et les citoyens du Québec pourrait être une magnifique pierre d’assise pour amorcer ces actions nécessaires.
Alors que les États tardent à se doter des outils juridiques adéquats en matière de protection et de restauration de l’environnement, alors que les industries polluantes consacrent des sommes faramineuses en lobbyisme3 et en publicité, tout en occupant des positions clés dans les processus décisionnels des institutions censées défendre le bien commun4, il n’y a encore que la société civile pour faire comprendre à nos gouvernements qu’il y a urgence d’agir.
Constituons! de Christian Lapointe sera présenté du 1er au 4 juin au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui dans le cadre du FTA
1 L’ONU organise depuis 1972 des « sommets de la Terre » visant à encourager la protection et l’amélioration de l’environnement pour les générations présentes et futures. Un reportage magistral publié par le New York Times Magazine en août dernier témoigne par ailleurs du fait que les premiers rapports soulignant les effets dévastateurs des actions humaines sur l’environnement ont été publiés au courant des années 1970…
2 Le BD reportage Texaco, et pourtant nous vaincrons, de Sophie Tardy-Joubert et Damien Roudeau relate l’incroyable saga judiciaire menée par l’avocat Pablo Fajardo, depuis 2004, contre la pétrolière américaine afin d’obtenir réparation pour les dommages causés à l’environnement et aux populations de l’Amazonnie par l’exploitation de 356 puits de pétrole de 1964 à 1993.
3 L’ONG britannique InfluenceMap dévoilait récemment que ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et Total ont dépensé plus d’un milliard de dollars en lobbying et en relations publiques depuis 2015, principalement aux Etats-Unis. Rappelons que leurs bénéfices totaux en 2008 s’élevaient à 55 milliards de dollars. Au Québec seulement, plus de 50 lobbyistes sont inscrits pour faire des démarches auprès du gouvernement, des municipalités et des sociétés d’État.
4 Nous pensons ici, entre autres, au fait que les centres de recherche financés par le ministère de l’Agriculture du Québec soient administrés en majorité par les représentants de l’industrie agro-alimentaire.